Médiocratie
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Alain Deneault
Bizarrement, quand j'y pense, j'ai toujours été assez contente d'être dans la moyenne. Ni la meilleure, ni la pire, juste moyenne. A l'école, avoir la moyenne c'était certes moins excitant que de récolter un 18, mais c'était carrément mieux que de se taper un 5, par exemple. Un avantage non négligeable, c'est que les profs et les parents me fichaient la paix : tout glissait sans accrocs. Pas de grande explosion de joie et de bouffée de fierté mais pas de rouste à l'arrivée du bulletin non plus. Etre de taille moyenne c'est pareil, c'est pratique. On trouve toujours un truc qui nous va. Evidemment, on voit moins bien dans les concerts mais on n'est pas obligé de s'habiller au rayon enfant. Le besoin de briller, de se surpasser, j'ai toujours trouvé ça assez louche : être moyen, c'est être tranquille. Fuir l'exceptionnel, ne pas sortir du lot, ne surtout pas se faire remarquer.
Et il suffit d'en parler autour de soi pour se rendre compte que c'est finalement une stratégie assez répandue.
Mais pourquoi Diable ? Pourquoi, dans un monde qu'on pensait être pourtant tout entier dévolu au culte de la performance, de la compétition et du dépassement de soi, on accorde finalement une aussi grande prime à la médiocrité?
Dans son dernier livre, Médiocratie, le philosophe Alain Deneault fait remarquer qu'il n'existe pas en français de substantif pour décrire cette moyenne en acte. A défaut de "moyenneté" il choisit donc de parler du règne de la médiocrité. Mais, il ne s'agit évidemment pas pour lui de faire l'éloge d'un prétendu élitisme ou de pointer du doigt les moins bons, qui feraient de l'ombre aux meilleurs, car après tout, dit-il, on est tous plus ou moins médiocres à certains moments ou dans certains domaines. Il est d'avantage question ici de décrire et de dénoncer ce "nouvel ordre invisible", qui privilégie "la norme, le milieu, la pensée molle et le consensus au détriment d'idées lumineuses ou dérangeantes". Nous vivons, dit-il, sous une "dictature de l'extrême-centre", dont les effets se font ressentir dans tous les milieux. Notre personnel politique en est évidement l'exemple le plus criant, mais on peut observer les mêmes symptômes chez les universitaires qui conforment leurs productions aux désirs de ceux qui sont susceptibles de leur donner des subventions. Contaminé également, le travailleur lambda qui, comme l'avaient déjà théorisé Laurence J.Peter et Raymond Hull dans leur célèbre ouvrage Le principe de Peter (1970), va se conformer à l'incompétence de ses supérieurs pour espérer grimper les échelons.
Pour sortir de l'ornière, il faut tout simplement refuser de jouer à ce jeu plus longtemps. "Jouer le jeu" est d'ailleurs, explique Alain Deneault, l'expression reine de la médiocrité. Un jeu dont les règles ont été fixées par on ne sait trop qui, mais qu'il conviendrait d'abandonner d'urgence. On peut en trouver d'autres autrement plus rigolos...
Alain Deneault, Médiocratie (Lux éditions) 2015
Merci à Claire et à CASACO qui nous ont très gentillement accueilli dans leur magnifique espace de travail collaboratif. Pour les parisiens que ça intéresseraient, des infos ici www.casaco.fr.