Les affects de la politique

avec Frédéric LORDON
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animée par Judith BERNARD

Recevoir Frédéric Lordon pour un Dans le texte est toujours un événement très particulier, et même émouvant ; parce que c’est l’intellectuel français qui m’a le plus nourrie et influencée, et que chacun de nos entretiens marque une étape dans cette aventure philosophico-politique vouée à se poursuivre encore longtemps. Et pourtant, malgré cette sorte d’intimité qui finit par nous relier à ce qu’on lit au point de croire l’avoir incorporé tout à fait, il arrive parfois de faire fausse route au moment de l’interprétation.

En lisant son dernier ouvrage, Les affects de la politique, j’ai cru lire partout une méditation philosophique sur sa propre expérience politique du printemps dernier : ce printemps qui l’a vu jeter toutes ses forces dans le mouvement social contre la Loi « Travaille », et qui a fait de lui l’un des principaux instigateurs du mouvement Nuit Debout. Non qu’il en parle explicitement – il cite mille autres situations où la politique vient nous attraper par les affects – mais il me semblait voir passer, comme en contrebande, toutes les leçons qu’il pouvait tirer de cette intervention politique qu’il avait entreprise, et à bien des égards réussie – Nuit Debout a eu lieu, ce sur quoi nul n’aurait pu parier – quoi qu’on puisse spéculer sur les suites politiques dont cette expérience inédite pourra accoucher ultérieurement.

Et pourtant non : ce n’est pas ça, le moteur de son écriture. Les Affects de la politique ne sont en réalité « que » la suite logique de Imperium : après l’étude du grand corps politique (l’Etat), il lui fallait travailler sur les « petits » corps politiques, les individus qui parfois forment des foules (et peuvent alors changer le monde). Qu’est-ce qui les meut, pourquoi bougent-ils ? La politique, à quoi ça carbure ? On ne sera pas étonné qu’en rigoureux spinoziste, Lordon réponde toujours de la même façon : ça marche aux affects, aux passions. Et les affects, d’où nous viennent-ils ? Ce sont les images qui les déclenchent le mieux. Aussi Lordon insiste particulièrement dans cet ouvrage sur l’importance de l’imagination – comme capacité à produire des images, et à développer notre affectabilité devant elles. Car si ce sont les images qui nous affectent le plus sûrement, alors l’essentiel de la lutte politique se jouera dans l’habileté des camps idéologiques à produire et diffuser leurs propres images ; et tandis que le gouvernement aura tout intérêt à nous sidérer avec le spectacle du terrorisme, particulièrement propre à décourager nos mouvements (sociaux), les activistes dissidents, eux, auront à faire preuve d’inventivité pour illustrer leur cause. Par exemple en faisant apparaître le monde des causalités : on a beaucoup moins envie d’un smartphone hightech quand on voit l’enfant triste travaillant à le produire. Moins envie d’un steak quand on voit l’abattage de la bête d’où on l’a arraché. Et beaucoup plus envie d’en découdre avec les hauts responsables à la manœuvre quand on nous montre quelle part tout à fait délibérée ils ont prise à la formation du système qu’on veut nous faire apparaître comme une fatale nature, à laquelle il faudrait consentir comme on consent à la nuit qui tombe.

Et c’est en quoi est infiniment stimulante l’œuvre philosophique de Frédéric Lordon ; s’attachant à servir la cause scientifique (il s’agit, officiellement, d’élaborer un nouveau champ de recherches, qu’on pourrait qualifier de science sociale spinoziste) – elle est, au fond, un manuel pratique de l’activiste déterminé. Certes la recherche en sort augmentée, mais la lutte politique n’est pas en reste, mieux informée des ressorts qui la gouvernent. On en sort tout armé, plus lucide et plus concret : décidé à être imaginatif, puisque c’est là que tout se joue, et que du changement est toujours possible, même et surtout dans un monde entièrement déterminé par les passions. Car c’est l’éternelle pirouette spinoziste, qui nous sauve au moment même où l’on se croyait perdu : nous ne sommes pas libres, certes, puisque nous sommes entièrement déterminés par nos affects. Mais ce que nos affects ont fait, ils peuvent aussi, poussés à un certain degré, le défaire – et ce monde qui nous attriste, justement parce qu’il nous attriste, peut très bien, un jour, nous déterminer à en refaire un autre.

Judith BERNARD

Durée 90 min.

11 réponses à “Les affects de la politique”

  1. camille escudero

    Bon, le bouquin fait vraiment vraiment envie: l’experience sensible du politique, son impact et son infusion dans les corps, l’assise philosophique de réflexion fferont sans doute un bien fou à mes neurones.

    Pour ce qui est de l’entretien, la fusion fascinée de Mme Bernard avec son invité et sa pensée, rend les propos parfois dégoulinants d’un entre-soi pas très enthousiasmant ( « nous les hypersensibilisés, les « hyper -affectables » face à toutes ces causes minoritaires « les femmes », « les racisés », « les animaux » – l’ordre de cet énumeration m’a laisséé perplexe-, avec ces « indifférents » dans « les PMU » >> non mais Madame Bernard, allez boire des coups dans un PMU, écoutez ce qui s’y vit , détendez-vous…. le changement passera avant tout par le changement des représentations de lieux comme ceux-ci et de ceux qui s’y retrouvent, qui ont été au moins depuis le XIXème aux avant postes des séditions hexagonales. ). Tout cela rend l’intervention de Mr Lordon moins incisive, moins tranchante, moins mordante, que cela n’aurait pu être face à un contradicteur moins séduit.

  2. kila

    Merci pour cette émission, vivement la deuxième écoute.
    Pour aller plus loin au sujet de « l’image affectante » j’ai glané une émission intéressante sur un site qui ne l’est pas moins :
    http://www.hors-serie.net/Dans-Le-Film/2016-06-25/L-image-peut-elle-tuer–id186
    😉

  3. Dominique L

    Sans prétention, je suis en désaccord sur le jugement de Frédéric Lordon sur le livre de Stéphane Hessel.
    Affirmer que sa vente par million d’exemplaires signifie que son contenu n’apporte pas de nouveauté me parait une erreur. Peut-on en dire autant d’un film, d’un journal?
    Pour moi, et en l’espèce, le succès est la rencontre des lecteurs avec un contenu.
    Ce contenu n’est peut-être pas une innovation pour Frédérique Lordon mais peut l’être pour le commun des mortels dont le catéchisme dominant (après avoir été religieux est devenu libéral) consiste à leur dire que si ils échouent c’est qu’ils sont nuls. Qu’ils doivent piétiner le voisin pour s’en sortir.
    Et là quelqu’un leur dit: vous n’êtes pas nuls; levez-vous,et ensemble vous avez une chance!. Il a, dans sa simplicité, dans sa sobriété,un effet déclencheur.
    Il me semble que l’indignation est le prélude de la révolte. Qu’elle a le mérite d’initier le mouvement, de favoriser la rencontre, le dialogue, et l’action qui s’ensuit peut déboucher sur la révolte.
    Merci à Judith Bernard qui arrive à reformuler les concepts compliqués de Frédéric Lordon.

  4. MSC

    Merci pour cet entretien !
    Comme souvent avec l’ami Lordon, la généralité des concepts permet d’explorer beaucoup de pistes avec beaucoup de perspectives possible (des neurosciences à la psychologie et la sociologie et à une forme de critique esthétique, etc.). Au passage, je me demande quel serait son avis sur les pratiques thérapeutiques dites « psychocorporelles », par exemple l’autohypnose dans laquelle un sujet crée, recrée, ou modifie les affections de son corps par l’action de son imagination.

    Il y a évidemment 2 paradoxes très gênants au cours de l’entretien :
    – Judith recommande chaudement un film et le spoil dans la même phrase …
    – surtout, vous montrez sans prévenir des images auxquelles votre invité dit (quelques secondes plus tôt !) ne pas vouloir s’exposer

    J’ai vu que ça avait déjà été relevé dans le forum, mais l’entretien souligne a juste titre la force des effets d’accumulation.

  5. MR34

    Tout à fait d’accord avec Judith pour la pertinence des images montrées sur l’abattoir qui m’ont profondément dérangée et attristée mais qui illustrent parfaitement le propos sur « la puissance affectante des images et leur limite ». Je remercie Judith et Frédéric Lordon pour cet entretien éclairant et passionnant.

  6. Maryse Vidal

    Une question à Judith: je suis (avec gourmandise) le travail de Frédéric Lordon depuis plusieurs années. J’ai de plus en plus envie de m’attaquer à Spinoza. En as-tu fait l’expérience, as-tu lu Spinoza ou faut-il se « contenter » de ses vecteurs talentueux comme F. Lordon car l’investissement à consentir serait trop grand? Merci

  7. Abracadabra

    Etrange livre en vérité, où l’on commence par une sorte de disqualification des idées (*) pour finir sur une réhabilitation de ces idées à travers un appel à la modification de nos complexions de manière à ce que leur affectabilité s’y conforme davantage.

    Ma lecture de l’oeuvre de Spinoza commence à être lointaine, mais, en tout cas, je retrouve un plaisir presque similaire à lire F. Lordon à propos de Spinoza que celui que j’avais éprouvé à l’écoute des cours de Deleuze (incomparable professeur – pour info ces cours sont disponibles sur le web).

    (*) la disqualification à vrai dire ne porte que les idées dans leur dimension purement idéelle, les idées en tant que telles, ce qui (comme l’a indiqué Judith) n’existe pas vraiment dans la réalité (ainsi on ne lit pas un livre de F. Lordon pour rien par exemple). J’ajoute qu’à mon avis ça n’existe pas non plus dans le monde décrit par Spinoza. Mais bon on admire quand même F. Lordon qui s’en sert pour démonter des mécaniques autrement plus intéressantes.

    (**) pour info, petite erreur de référence page 69

  8. Abracadabra

    Du coup, la question du jour c’est plutôt comment a-t-on fait pour que les Français fassent de Trump leur problème personnel, à partir du moment où il est et sera sans doute radicalement absent de leur vie.

  9. Melanie

    Economie ou écologie de l’attention ?
    Les 2 existent, et il semble que ce soit Economie que Lordon cite (alors qu’à l’image c’est l’autre qui est montré …)

  10. Julien Valteau

    1000 likes !
    Encore un concentré d’intelligence qui vous saute à la figure, comme à chaque fois lors des entretiens Judith Bernard – Frédéric Lordon. Ce qui m’afflige c’est, comme vous le dites, que ce genre d’entretien ne peut être entendu que par des gens sensibilisés à ces questions, convaincus d’avance de la légitimité des deux interlocuteurs (ce qui réfrène totalement mon idée de partager sur facebook cette vidéo, qui n’est pas audible par une masse dans ce format). Je vais essayer bien entendu avec mes moyens et mon manque de background sur le sujet de lire l’oeuvre de Frédéric Lordon (au passage que de références dans votre émission ! C’est un régal, mais aussi désespérant de voir tout ce qu’il me manque pour appréhender vraiment le sujet…). Mais quel découragement une fois de plus devant le constat de la difficulté de changer les affects des gens… Pas de solution miracle… Mais du temps, de la patience et une somme d’efforts individuels pour essayer de vaincre les idées reçus du système, les freins internes et la peur de l’inconnu. Pfff

  11. David Desconnet

    Je n’a pas encore lu Spinoza mais d’après ce que j’en entends il me semble qu’il y a des points communs entre sa philosophie et ce qu’a pu dire Jiddu Krishnamurti. Il semblerait qu’il y ait aussi des similitudes entre sa pensée et l’enseignement de personnes comme Sadhguru et Eckhart Tolle

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