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Joaquin Phoenix ou l’art de l’angoisse

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Il y a une catégorie de grands acteurs qui n’arrive pas à dissimuler sa terreur d’exercer ce métier, mais l’emporte avec elle sur le plateau, nous la donne à voir, cette fébrilité, cette envie, peut-être, de ne pas être acteur. Je pense à la sueur sur le front de Montgomery Clift, aux retards colossaux et légendaires de Marilyn Monroe, rongée par un manque de confiance en elle. A Joaquin Phoenix, annulant tout simplement un film avec Todd Haynes dont il était pourtant l’instigateur.
Cette peur, qui est belle, c’est le sujet d’un très beau livre de notre invité Yal Sadat : Joaquin Phoenix : l’angoisse est un métier” (Capricci éditions) qui retrace le parcours de l’un des acteurs les plus importants de sa génération : une filmographie jalonnée de grands films, et un jeu qui, en même temps qu’il s’inscrit dans une nette généalogie (quelque part entre Monty Clift, James Cagney, De Niro et James Dean), a réinventé la manière d’être un homme au cinéma.
Les héros qu’il incarne ratent plus qu’ils ne réussissent leur rendez-vous avec leur masculinité. Ce sont souvent des masturbateurs compulsifs, des gros bébés joufflus à la libido mal dégrossie, qui préfèrent chérir des abstractions féminines (Prête à tout de Gus Van Sant, Her de Spike Jonze, Two Lovers de James Gray), des femmes-images, faute de savoir commercer dans les règles de l’art avec l’autre sexe – la demande d’amour est trop forte, trop monstrueuse. Forcément, au cinéma, on s’identifie avec ceux qui ratent, qui ne sont jamais là au rendez-vous, qui arrivent en retard, et devant Phoenix, écrit Yal Sadat : « avec un peu de chance, on trouvera ici un rare corps hollywoodien capable de rendre concrets les sales petits secrets de la masculinité.”
Le livre raconte une histoire, vieille comme le cinéma, mais qu’il faut redire, car l’acteur et son talent ne tombent pas du ciel : il est fabriqué, produit, dressé, cajolé, étouffé, il passe de main en main. Hollywood est une usine à produire de la star comme on produit des saucisses (l’image vient de Rossellini) avec ses étapes obligatoires : ces familles qui s’installent au coeur du réacteur, à Los Angeles, ces mères zélées prêtes à tout pour que leurs marmots deviennent des stars, ces agents qui prennent la suite et le contrôle de leur carrière, l’épreuve de la promotion et des talk shows, les grands rôles, les cérémonies de prix, les grandes causes à défendre (véganisme, écologie) pour écouler un peu de cette culpabilité d’être riche et célèbre… Joaquin Phoenix, avec d’autres, aura traversé tout ça, ce grand cirque du spectacle hollywoodien, et aura finalement passé très peu de temps à ne pas être acteur puisqu’il débute à huit ans.
Et malgré ce dressage, quelque chose se devine chez lui d’un Bartleby, d’un homme qui ne veut pas y aller, terrassé par l’angoisse à l’idée de tourner une scène, “vomissant de stress” à l’idée de donner la réplique à Oprah Winfrey, orchestrant dans un faux documentaire son retrait du cinéma (I’m still here). Il y a une lutte interne, visible à l’oeil nu chez Phoenix : entre le gosse dressé pour être un acteur, qui n’a pas vraiment eu le choix de son destin, et un homme qui, au fond de lui-même, “préfère ne pas” : “son métier n’est pas d’être acteur, son métier, c’est l’angoisse. Le talent est là, dans les boyaux, marinant dans la peur.” L’angoisse, comme ultime moyen de résister au spectacle, comme moyen de faire entendre sa petite musique à l’intérieur d’une grande partition pompeuse comme Gladiator, qu’il sauve par sa seule présence.
Il ne lui restait plus qu’à s’éloigner du cinéma oscarisable (Walk The line, Gladiator) pour croiser la route de cinéastes talentueux, ultrasensibles comme lui – James Gray, Paul Thomas Anderson, Spike Jonze, Ari Aster et Todd Phillips qui ont très bien su quoi faire de cette énergie malade, y ont vu un peu d’eux-mêmes, qui sont tombés amoureux de cet homme. De Two Lovers à Joker, de Her à The Master : il suffisait de faire de ce refus d’être un acteur, de cette envie de ne pas y aller, un grand spectacle qui se suffit à lui-même.
Murielle JOUDET
2 réponses à “Joaquin Phoenix ou l’art de l’angoisse”
Quen pense le psy? Y-a-t-il une vieille histoire d’inceste , de pédophilie à l’origine de ce grand acteur?
En tous cas Merci de cette émission avec de très bons intervenants! Quel dommage que le cinéma européen n’ait jamais pu éclore, le plan Marshall à rogner cette possibilité.Merci pour l’émission sur un acteur que je sous-estimais jusqu’à maintenant. Je regarderai sa filmographie avec un autre œil.
Merci aussi pour le « dégonflement » de la baudruche « Joker ». C’est un bon film de super-vilains mais il ne faut pas chercher à lui en faire dire plus.
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