« She said » : Le New York Times et ses (bonnes) femmes

Le féminisme n’est pas seulement l’une des luttes les plus dynamiques de la période. C’est aussi parfois un étendard permettant de faire circuler des schèmes narratifs – et donc politiques – très discutables, en se mettant à l’abri de la critique : la cause féministe, trop légitime et trop urgente, n’autoriserait plus personne à sourciller. Les films et les articles qui se revendiquent de son combat font ainsi l’objet d’un blanc seing critique, honorés sans être véritablement analysés, dans un enthousiasme pulsionnel dont on ne saurait se contenter. En tant que féministes conséquent.e.s, il nous appartient d’ouvrir l’oeil, et de débusquer l’idéologie circulant en sous-main dans certaines apologies prétendument féministes… Exemple avec le film She said, de Maria Schrader, encensé par Libération et Télérama à sa sortie en 2022…

Médias

D’un film intitulé « She said », on ne s’étonnera pas qu’il mette en son cœur la parole des femmes. La question est : laquelle ? Car c’est moins la cause des femmes victimes qui fait le cœur battant du récit, que l’épopée glorieuse de leurs accoucheuses entêtées : les journalistes. Si bien que la quête qui tient l’ensemble consiste moins à faire tomber le Mal qu’à faire monter le New York Times – au sommet des ventes, et de la vertu.

She said, de Maria Schrader, 2022

Dans ce tour de passe-passe qui parvient à bâtir l’héroïsme des journalistes sur le dos des victimes de Harvey Weinstein, l’honneur « féministe » est sauf, bien sûr : les journalistes sont des femmes, et l’insistance du scénario à les mettre en scène encombrées de leur condition genrée confine à la balourdise. On les verra l’une et l’autre certes toujours un clavier (d’ordi ou de téléphone) à la main, mais dans l’autre, systématiquement, une poussette, un bébé, un couffin, quelque nourriture en cours de préparation, patientant chez l’échographe ou à la maternité : elles figurent le féminin moderne, synthèse de la maman et de la winneuse, et le « She » de « She said » est d’abord et pour finir toujours le leur. Gloire aux enquêtrices pugnaces capables de faire parler les victimes, de faire entendre leur voix, et de faire enfin tomber le monstre !

            Et qu’est-ce donc qui leur donne tant de force, quand les victimes parlent depuis des décennies (mais sans être entendues), et que prédateur sexuel persiste impunément dans son crime ? Pourquoi triomphent-elles là où toutes ont échoué ? Leur force tient dans leur arme : le New York Times. On retrouve là le vieil amour étatsunien pour son quatrième pouvoir, la presse, capable de faire tomber jusqu’au président du pays le plus puissant du monde. Cette figure a eu son heure de gloire – le Watergate – et son film culte – Les hommes du président (Alan Pakula, 1976). She said vient réactiver cette mythologie d’une démocratie sauvée par ses journaux, en remplaçant Robert Redford et Dustin Hoffman par Carey Mulligan et Zoé Kazan (le « féminisme » – libéral – c’est quand les positions masculines sont remplacées à l’identique par les positions féminines), le Washington Post par le New York Times, et la chute de Nixon par celle de Weinstein.

Dustin Hoffman et Robert Redford dans Les hommes du président (Alan Pakula, 1976)

Les amazones de la démocratie

            Pour le président monstre – Trump – survenu dans l’intervalle, on a bien essayé, au New York Times, de le faire chuter, mais on n’a pas réussi ; le récit filmique se construit sur cet échec liminaire : « Pourquoi a-t-il été élu alors qu’on avait informé l’opinion ? », et ce préambule est un aveu sinon la clef du film. Au vrai New York Times on a copieusement reproché de n’avoir pas vu venir le triomphe électoral de l’abject personnage : le journal devait donc redorer son blason, et donner des gages de vertu politique. Le livre des journalistes Jodi Kantor et Megan Twohey venait ici à point nommé : en storytellant leur enquête, et leurs tentatives pour déjouer la montée en puissance de Trump, elles se posaient en amazones de la démocratie, qui à défaut de Trump feraient tomber Weinstein.

            Le film sort tout droit du livre et ne s’en cache pas ; en amazones Megan et Jodi sont filmées, parcourant des kilomètres de couloirs, de trottoirs et d’autoroutes sur fond de musique amplifiée à fort potentiel épique – et dans l’élan, et sans peut-être s’en apercevoir, la réalisatrice Maria Schrader asservit tout son film au livre, donc à sa cause première : l’auto-héroïsation journalistique. C’est toute la dramaturgie du film qui s’en trouve emportée : les péripéties ne seront pas tant liées à la difficulté éprouvée par les victimes à parvenir à parler de leur trauma qu’à celle surmontée par les journalistes d’obtenir le droit de les citer nommément. Fort logiquement, les moments d’acmé du récit seront pour les victoires des enquêtrices, les sourires éblouis de triomphe et de larmes de joie pour une citation sourcée et le point d’orgue final, avec tout ce qu’il faut d’accords pianistiques jaculatoires, pour un clic de souris sur le bouton « publish« . Voici l’extase qui nous est offerte en partage : jouir du triomphe du média jubilant de sa propre performance – avec, jamais très loin, l’obscénité d’un Pujadas criant « Génial! » devant l’écran diffusant les images des tours du World Trade Center perforées par les avions.

Triomphe du journalisme justicier

            Dans She said, la morale est sauve : le « héros » du film est un journalisme justicier triomphant des vices des hommes de pouvoir, structure fantasmatique assez vieillote pour que Gérard Noiriel la perçoive déjà comme un poncif au XIXème siècle, et qu’en France Médiapart incarne avec constance, feuilletonnant ses croisades contre des abuseurs invétérés en faisant mine de croire qu’on aura ainsi raison du Mal. L’étonnant est qu’on continue de marcher alors que cette « justice »-là prouve son inanité par sa persistance inchangée, tournant en mode essorage depuis plus d’un siècle en trouvant toujours de nouvelles brassées de linge souillé…  Serait-ce parce qu’elle est moins faite pour empêcher le sale que pour servir de lessivage moral à ses opérateurs ?

On ne sache pas que ces médias justiciers poursuivant le vice individuel se soient beaucoup scandalisés des conditions matérielles qui favorisent et pérennisent les pratiques abusives qu’ils dénoncent. Combien de temps tient un Weinstein, sans les millions de dollars par lesquels il achète le silence de ses victimes, l’une après l’autre? Et d’où donc viennent ces millions sinon de son empire entrepreneurial lové dans les dynamiques capitalistes qui n’aiment rien tant qu’hyperboliser les inégalités – et multiplier les occurrences où un puissant pourra TOUT contre une faible ? Vienne un projet politique qui se propose de percuter ces structures et de refaire le cadre afin qu’il ne permette plus ces injustices exponentielles, et l’on verra ces journaux moralistes livrer de nouvelles croisades – mais cette fois contre les hérauts de la rupture, en qui l’on pourfendra le « populisme » sinon « l’antisémitisme », et toujours au fond cette insupportable brutalité à vouloir s’en prendre politiquement au cadre au sein duquel prospèrent des affaires que l’on ne veut traiter que par le petit bout : celui de la morale individuelle.

Des croisades morales et de leurs effets pervers

            On ne dit pas qu’il n’y avait pas d’abuseur avant l’absorption complète de nos rapports sociaux dans la configuration capitaliste. On dit, comme certains personnages du film, d’ailleurs (mais que la bande-son véhicule comme sans l’entendre elle-même), qu’il ne s’agit pas d’un homme mais d’un système, et que faire tomber les incarnations temporaires sans inquiéter jamais les structures, c’est se condamner à voir toujours de nouveaux abuseurs prospérer dans des institutions conçues pour les favoriser. Cette vérité-là est comme celle portée par les victimes : elle a beau être dite, elle n’est pas entendue, ni par le New York Times, ni par le film, qui reconduit, faraud et vain, la surdité chronique qu’il prétend conjurer.

            Du New York Times on rappellera pour finir qu’il s’est illustré dans un nouvel épisode du journalisme confondu avec une croisade morale sous bannière « féministe », ignorant les déterminations politiques et historiques et jusqu’aux faits les plus élémentaires, à l’occasion de la couverture des terribles événéments du 7 octobre : il a notamment maintenu, sans la moindre preuve, sa version s’agissant d’un cas supposé de viol d’une Israëlienne par des assaillants du Hamas, version que la famille de la victime a pourtant explicitement et formellement démentie1. Il n’est pas indifférent que l’une des autrices de cette « enquête » du New York Times, Anat Schwartz, soit une ancienne fonctionnaire des renseignements israéliens, comme il n’est pas anodin que le gouvernement israëlien ait catégoriquement refusé qu’une enquête indépendante soit menée, à la recherche de preuves médico-légales sur les violences sexuelles commises pendant les attaques du 7 octobre. En la matière, le New York Times comme le gouvernement israëlien savaient pouvoir compter sur les puissants effets imaginaires des récits de violences faites aux femmes, et sur la sympathie qu’ils susciteraient immédiatement auprès des « féministes » aux quatre coins de l’Occident…

            C’est triste à rappeler, et ce d’autant que les luttes féministes sont loin d’avoir vaincu les structures d’infériorisation et d’oppression des femmes qui doivent être combattues sans relâche, mais il ne suffit pas de se prétendre « féministe » pour être juste, ni pour dire le vrai, ni pour faire du journalisme sérieux, ni évidemment pour réussir un film.

  1. https://ismfrance.org/index.php/2024/03/10/la-nature-contre-revolutionnaire-du-soutien-feministe-liberal-a-gaza/ ↩︎

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2 réponses à “« She said » : Le New York Times et ses (bonnes) femmes”

  1. Yannick Kergoat

    Chère Judith Bernard,

    Si je souscris pleinement à la nécessité de ne pas en rester à l’exposé de cas individuels, mais de comprendre et de combattre les structures sociales, culturelles et économiques de la domination masculine, je trouve que votre désignation du journal en ligne Mediapart comme l’exemple français d’un média qui « feuilletonnant ses croisades contre des abuseurs invétérés (fait) mine de croire qu’on aura ainsi raison du Mal » est singulièrement mal choisit.

    Vous laissez entendre que ce journal fait partie «de ces médias justiciers poursuivant le vice individuel (sans) beaucoup (se) scandaliser des conditions matérielles qui favorisent et pérennisent les pratiques abusives qu’ils dénoncent. » et que leurs révélations sont « moins faite pour empêcher le sale que pour servir de lessivage moral à ses opérateurs. »

    Que ce journal soit aujourd’hui dirigé par une femme, dont les deux codirectrices éditoriales ainsi que sa directrice générale sont des femmes, et dont la rédaction est globalement paritaire ne saurait être en soit un argument justifiant une ligne éditoriale authentiquement féministe. C’est pourquoi je me permets de mettre en lien six articles publiés pour la seule première semaine du mois de mars qui attestent que ce journal ne résume pas les luttes féministes au « feuilletonnage contre des abuseurs ».

    Ce qui laisse à penser que votre accusation relève qu’autre chose que d’un argument conséquent, c’est qu’à la fin de votre texte, vous rappelez à l’appui de votre critique, que le New York Times a relayé les thèses israéliennes concernant l’attaque du 7 octobre. Or, il me semble difficilement contestable que parmi l’ensemble des médias français, Mediapart soit l’un des rares exemples de journal qui n’a jamais été soumis à la propagande du gouvernement israélien et de ses alliés occidentaux, depuis cette date et tout au long des mois où ont été perpétrés les massacres à Gaza.

    Yannick Kergoat

    https://www.mediapart.fr/journal/france/080325/inegalites-salariales-il-faut-changer-de-modele-et-embarquer-les-femmes-dans-la-revolution
    https://www.mediapart.fr/journal/france/080325/dans-la-drome-la-sante-sexuelle-est-mise-en-peril-par-des-coupes-budgetaires
    https://www.mediapart.fr/journal/france/070325/les-hommes-se-lachent-les-feministes-affrontent-l-offensive-reactionnaire
    https://www.mediapart.fr/journal/france/070325/l-echappee-lola-lafon-la-seule-joie-politique-de-mon-existence-c-est-metoo
    https://www.mediapart.fr/journal/france/050325/lyon-la-derive-vers-l-extreme-droite-du-simone-cafe-et-coworking-catho
    https://www.mediapart.fr/journal/international/020325/au-kurdistan-syrien-si-ahmed-al-charaa-est-vraiment-le-president-il-doit-exiger-des-turcs-qu-ils-c

  2. Judith BERNARD

    Bonjour Yannick,
    Vous avez bien raison de relativiser l’argument du leadership féminin : il n’a jamais garanti une quelconque vertu morale ou politique (De Thatcher à Marine le Pen, de Merkel à Von der Leyen, etc., les exemples abondent), et relève donc surtout de la mise en scène d’une qualité féministe. S’agissant de Médiapart, c’est plus qu’une mise en scène et constitue une structure idéologique valant caution de progressisme. Je serais moins indulgente que vous s’agissant du traitement par Médiapart du génocide à Gaza ; par exemple, en plein génocide, et sans avoir enquêté sérieusement, Plenel avait approuvé la thèse israélienne d’un missile de Hamas qui serait retombé sur un hôpital de Gaza, occasionnant de nombreux morts, thèse finalement démentie par la presse américaine – sans susciter de la part de Plenel de correctif.

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