Le salaire à vie

avec Bernard FRIOT
publiée le
animée par Judith BERNARD

Ça fait déjà un moment que je cite Bernard Friot partout où je peux. Pour l’avoir entendu ici et là (essentiellement dans des conférences ou débats filmés, disponibles sur Internet) parler du salaire à vie pour tous dès 18 ans, insister pour que nous nous percevions TOUS comme des producteurs d’une valeur qui doit être reconnue par un salaire inconditionnel, j’étais emballée et je reprenais certaines de ses phrases comme des fétiches – « Il y a des institutions qui génèrent les capacités qu’elles postulent », « Il faut interdire la propriété lucrative et n’accepter que la propriété d’usage ». Je parlais sa langue, faisais circuler sa pensée… Mais je ne l’avais encore jamais lu ! Il était temps d’y remédier, et de lui consacrer un Dans le texte. Je me suis donc procuré son dernier bouquin, Emanciper le travail, et m’y suis lancée avec l’enthousiasme des cœurs conquis.

Le choc a été rude : les premières pages, débattant de la valeur d’usage, de la valeur économique et de la valeur marchande, opposant travail concret et travail abstrait, me passaient pour l’essentiel au dessus de la carafe, au point que j’ai écrit en marge de la page 50 : « je ne comprends rien !!! » avec une rage qui s’est profondément gravée dans le papier. Mais je me suis accrochée : entrer dans un texte qui fait l’oursin, accueillir une pensée qui fait la révolution dans les plis du cerveau, suivre l’envol d’une démonstration qui file vers l’abstrait façon fusée interstellaire, je l’ai déjà vécu, et ça s’est toujours très bien fini. Avec Friot ça m’a fait comme avec Lordon – et l’inoubliable Capitalisme, désir et servitude : après les commencements ingrats où l’on croit se noyer à chaque page, vient un moment où l’on sait nager, et puis ensuite tout est limpide, on file à grandes brassées vers un horizon parfaitement net. Ensuite on n’a qu’un désir : partager cet horizon avec d’autres, le plus nombreux possible.

C’est le moment de l’entretien, et bien sûr je sais devoir faire passerelle : entre cette pensée, que je comprends parfaitement désormais, et le public, dont je ne sais pas où il en est, il faut s’assurer que le courant passe. C’est vous qui me direz, quand vous l’aurez vue, si l’émission vous permet d’entrer à votre tour dans le projet Friot : le projet d’une reprise du mouvement révolutionnaire dont l’essentiel s’est joué en 45, quand la classe ouvrière a institué une pratique de la valeur radicalement anticapitaliste. Statut de la fonction publique et son salaire à vie, Sécurité sociale pour tous, reconnaissance par la cotisation d’une production de valeur qui se passe d’employeur, de marchandises et d’actionnaires, on ne mesure pas à quel point le « déjà là » dont nous disposons dans nos institutions est d’une puissance subversive propre à nous sortir définitivement du capitalisme – il n’y a qu’à pousser plus loin le principe de la cotisation. Ça prendra quelques siècles, sans doute, mais le boulot est déjà commencé (c’est rassurant) ; ne reste plus qu’à en prendre conscience et à lutter dans le bon sens – qui n’est pas forcément celui où se sont enlisées les luttes syndicales des dernières décennies, acculées à lutter sur le terrain du capitalisme au lieu de le récuser purement et simplement. Bref : la révolution commence d’abord dans nos têtes, dans nos manières de dire et de penser la valeur, et cet entretien vous permettra probablement d’amorcer le premier virage. Je ne sais pas si vous pourrez tout comprendre du premier coup, mais Bernard Friot, lui, était exalté quand nous avons fini : il n’avait, dit-il, « jamais été aussi bien compris ». Youpi.

Judith BERNARD

Référence :

Bernard Friot : Emanciper le travail, La dispute, 2014.

Durée 93 min.
  • Commentaires

7 réponses à “Le salaire à vie”

  1. Paul Balmet

    J’admets que la première fois que j’ai entendu B.Friot, c’était à Ce soir ou jamais, je l’avais trouvé désagréable et maladroit. Non pas que les débats enflammés me soit inconcevables, au contraire j’apprécie la conflictualité, mais je n’avais rien… mais alors pigé du tout à son truc de salaire universel au milieu de la cohue. Il m’en était ressorti l’impression d’avoir vu un dinosaure gauchiste dans un magasin de porcelaine, bref c’était naze. Et là, Judith comme d’habitude vous faites tout parfaitement et j’accroche, que dis-je j’adhère ! Reste des interrogations notamment sur la question de la valeur économique mais le livre comblera tout cela.

    A propos de valeur économique, mais pas que, Hors-série avait invité André Orléan pour parler de l’université mais ce serait dommage de passer à coté de son livre « l’empire de la valeur » qui m’avait beaucoup marqué en tant qu’il redéfini complétement nos habitudes de penser l’économie et le monde. Y’a des livres comme ça…

  2. damien Astier

    formidable entretien, qui permet l’initiation au bouquin de B. Friot, ou son complement d’explication apres lecture.
    A ne pas manquer : reseau-salariat.info qui centralise les videos et entretiens des tenants et militants de ce modele de société.
    Merci Judith, on a l’impression de revivre « Capitalisme, desir et servitude » il y a qque temps en voyant ton engouement et l’opération de conversion du regard. A quand l’adaptation théatrale ? 😉

  3. Yves Guiard

    Un penseur magnifique et une intervieweuse d’un niveau d’exigence rarissime (l’adjectif est de Bernard Friot, mais j’ai moi-même pensé cela dès les premières minutes de l’entretien et la suite ne m’a jamais déçu). Bravo, bravo, et encore bravo: cette émission est une mine que je vais ré-écouter.
    Yves Guiard

  4. Totorugo

    Merci et bravo, Judith (comme toujours !). Formidable émission avec un Bernard Friot encore plus captivant que dans tout ce qu’on a déjà pu voir.

  5. MSC

    Merci beaucoup.

    Tout cela donne une autre portée à l’offensive actuelle sur la législation du travail, et sa déclinaison locale sur le statut des fonctionnaires. Il s’agit bien sur d’une « modernisation », d’une « adaptation au monde globalisé », de « la fin des privilèges » … mais ça ressemble fort à une régression sociale majeure ; et encore plus lorsque vu avec la perspective de Bernard Friot. Si les quelques progrès anticapitalistes « déjà là » préfigurent ce vers quoi nous souhaitons tendre, il est plus que crucial de nous battre pour les conserver – puis les étendre.

  6. El Payaso

    Je ne peux que recommander, pour la pleine compréhension du travail de Bernard Friot, de commencer par un conférence sur la laïcité (principe de souveraineté populaire perverti par une utilisation malsaine) et la religion capitaliste (il explique de façon très structurée pourquoi et en quoi le capitalisme est une religion). Le ton est un peu lent et professoral, mais apporte néanmoins tous les éléments introductifs aux critiques et théories du monsieur : https://www.youtube.com/watch?v=3vW8EoVUaEo

  7. El Payaso

    @Fitz : je crois que vous avez loupé une partie du sens du discours de Friot : il fait justement (indirectement) la critique de cette méritocratie du diplôme (il le dit lui-même dans une conférence avec Frédéric Lordon où il fustige le fait qu’un homme qui a fait plus d’études gagne plus qu’un qui n’en a pas fait (en gros)). Mais c’est pour cela qu’il parle de valeur d’usage : de qui constaterait-on la disparition en premier ? De l’éboueur ou du chirurgien ? De l’éboueur car les poubelles s’accumuleraient bien plus vite que les non-opérés. Et donc, le critère ne serait plus le niveau de diplôme, mais l’utilité d’usage et la pénibilité : vous faites un travail très utile, mais aussi très pénible, vous montez plus vite en qualification (salaire). Pour les activités les plus pénibles, celles qui n’attirent pas grand monde, il propose un service civil (ce qui donnerait du sens à cette chimère qu’est le service civil actuel), ce qui parait être une bonne solution (après, le débat est ouvert pour discuter des modalités). J’espère vous avoir répondu correctement !

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