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Sensationnalisme et bavardage médiatique

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Nous ne savons plus où donner de la tête : le tapage de la vie moderne nous assaille de stimulations incessantes où chacun semble crier plus fort pour tenter d’être entendu dans le marché ultra-compétitif du sensationnalisme. Il est désormais partout : pas seulement dans les films spectaculaires, la presse à scandale ou les publicités racoleuses, puisqu’il contamine aussi, tendanciellement, la plupart des formes du « journalisme sérieux »… C’est le propre du marché de l’attention et de la logique de l’audience : il faut s’aligner sur les formes réputées les plus attractives pour espérer exister dans l’océan des discours et des récits dont l’industrie culturelle a fait des marchandises, au risque de manipuler l’opinion selon des logiques spectaculaires très contraires à l’intérêt général.
La critique marxiste de l’industrie culturelle dénonce depuis longtemps les effets délétères d’une telle « dégradation » des discours publicisés : sédation d’une opinion maintenue dans l’ignorance des vraies causes des problèmes auxquels se heurte la société, escamotage des antagonismes sociaux, addiction à des consommations superficielles incompatible avec un projet émancipation collective.
Ce point de vue normatif passe peut-être à côté du travail analytique et descriptif du sensationnalisme comme formation historique : il n’est pas anodin que sa montée en puissance coïncide exactement avec la montée en puissance de la démocratie, au point qu’il peut être tenu pour son corollaire inéluctable – et peut-être, en partie, vertueux, assurant la fluidité et la cohésion des groupes sociaux dans lesquels il circule : le bavardage médiatique, y compris dans sa variante « sensationnelle », serait le lubrifiant fédérateur d’une communauté sociale hyper étendue.
C’est l’hypothèse de Yoan Verilhac, dans Sensationnalisme. Enquête sur le bavardage médiatique qui sort chez Amsterdam ces jours-ci : en historien de la culture médiatique des XIXème et XXème siècles, il retrace l’ascension du sensationnalisme depuis la période révolutionnaire de 1789 jusqu’à ses avatars contemporains dans les chaînes d’information continue. Et plutôt que de persister à le déplorer « en général », comme forme toxique en toutes circonstances, il en examine les différents usages, et les différentes réceptions possibles, selon le pacte de lecture qui se noue entre émetteurs et récepteurs
C’est sur cette question du « pacte de lecture » qu’on peut discuter plus vigoureusement ses propositions : si chacun sait à peu près comment recevoir un blockbuster aux vertigineux effets spéciaux ou un numéro de Voici – dans l’état de « flottement serein » qu’autorise l’ironie ou l’hyper spectaculaire, il n’est pas certain que ce pacte soit aussi transparent, cohérent et vertueux s’agissant du journalisme dit « sérieux » qui circule, non seulement dans les chaînes d’information privées (dont on sait bien qu’elles ont pour métier de vendre du temps de cerveau disponible à Coca-Cola, et de façonner une opinion adéquatement assujettie au projet capitaliste), mais aussi dans les chaînes du service public de l’information : c’est un effet du « marché » de l’information, de la compétition qu’il induit entre « marchandises », que d’avaler tous ses contenus dans la surenchère sensationnaliste.
Voyeurisme, dramatisation, diabolisation (de toujours les mêmes) deviennent non les marqueurs d’un récit s’assumant comme divertissant, mais les structures implicites d’une représentation du monde d’autant plus toxique que le pacte de lecture y est trouble : on prétend y servir de l’information, on y distille quotidiennement l’idéologie capitaliste, impérialiste, raciste, qui caractérise l’hégémonie occidentale contemporaine. Plutôt que de contribuer à la fluidification des échanges et à la cohésion sociale, le sensationnalisme paraît alors liquider le projet démocratique dont pourtant il est né.
La montée de l’abstention et du vote RN sont-ils à relier à cette liquéfaction intégrale de l’information dans le sensationnalisme ? C’est une hypothèse qui ne saurait être étayée que par des études sociologiques. Yoan Verilhac, lui, se consacre aux études culturelles : il propose des jalons pour comprendre la formation historique du sensationnalisme, et des outils pour en décrire les mécanismes – et il met en garde contre la tentation élitiste qui pourrait nous pousser à réprouver en bloc les formes de la culture de masse, en ignorant tout le travail de la réception, qui n’est jamais aussi soumise, alignée et passive, que ne le laisse imaginer le concept même d’hégémonie…
Judith BERNARD
4 réponses à “Sensationnalisme et bavardage médiatique”
Encore une fois, bravo pour votre émission. Un ouvrage qui résonne avec l’actualité et une discussion (ou un bavardage ….) de qualité. Vos échanges et positionnements respectifs sont jubilatoires. Merci
il a fallu attendre la toute fin de l’entretien pour entendre la référence à Richard Hoggart et la difficulté de la gauche de rupture à se saisir des attentes des classes populaires. Je n’ai rien entendu sur le courant des cultural studies ni sur Stuart Hall. J’ai souvenir d’une exposition « Africa Remix » en 2005 qui traitait de la réappropriation de la culture occidentale du « centre » par les marges. Il est vrai que l’on avait affaire à un historien spécialiste du 19eme en France. Il a tout au long de son entretien tenu à ne pas poser son commentaire sur les phénomènes sociaux et culturels actuels. Une posture un peu agaçante qui était renforcée par sa gestuelle de mains dans les cheveux dans ses moments d’embarras.
Pour ce qui est de la gauche de rupture, le procès en élitisme me semble exagéré. On reproche facilement dans les sphères « éduquées » de la « gauche de gouvernement », les choix électoralistes de LFI forcément populistes. La stratégie de Ruffin a fait long feu dans le résultats des urnes. La stratégie de Mélenchon beaucoup plus centrée sur les classes populaires a apporté des électeurs actifs des classes populaires auquel les socialistes en particulier ne savent plus parler. Pour dire que ce discours asséné sur le populisme est un racisme des classes dominantes qui sert surtout à disqualifier l’autre.
Mr Verilhac le dit très bien pour finir, la majorité de ses étudiants sont culturellement bien trop loin du sujet pour comprendre de quoi on parle.Tout à fait d’accord avec M. Lebrun. Merci Judith pour votre entretien contradictoire qui soulignait avec efficacité les faiblesses de la position éloignée de votre invité concernant le sensationnalisme actuel des médias.
Il me semble surtout que Judith Bernard n’a pas assez laissé parler son invité. Même si j’apprécie le débat contradictoire, je suis restée sur ma faim quant au contenu du livre et aux véritables thèses de l’auteur.
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