Ce cauchemar qui n’en finit pas

avec Christian LAVAL
publiée le
animée par Judith BERNARD

C’est un titre énigmatique qui résonne singulièrement avec notre vécu : Ce cauchemar qui n’en finit pas, c’est celui du monde néolibéral qui s’impose à nous depuis des décennies en dépit du bon sens, avilissant nos vies, disloquant nos sociétés, siphonnant la planète, au nom d’une croissance qui ne vient jamais et qu’on n’est même pas sûr de vouloir poursuivre. Ce cauchemar qui n’en finit pas, c’est la persistance de la doctrine néolibérale dans les têtes des élites politiques qui l’imposent avec zèle, gaz et matraques, alors que le corps social depuis longtemps la refuse et la récuse. Même le FMI le dit désormais : le dogme néolibéral n’a accompli aucune de ses promesses, il n’a pas généré d’emploi, de croissance ou de prospérité – mais l’Union Européenne va toujours son train d’austérité, infligeant avec constance (et brutalité) les mêmes exigences prétendument comptables et authentiquement absurdes, sur lesquelles aucun peuple n’a jamais été vraiment consulté. Poule sans tête tournant frénétiquement dans la cour de son désastre, le néolibéralisme zombie poursuit son saccage devant des peuples réduits à l’impuissance politique, hésitant entre l’hébétude, la protestation ou – pourquoi pas – le soulèvement.

Le texte de Christian Laval et Pierre Dardot (le premier, sociologue, le second, philosophe), est sous-titré : comment le néolibéralisme défait la démocratie. Il explore méthodiquement les composantes de cette doctrine émergée sur la scène politique dans les années 80, et qui a depuis emporté tous les esprits dans les hautes sphères politiques et économiques. C’est qu’une telle doctrine n’est pas sans séduction : elle promet de la prospérité (pas forcément pour tous, mais les puissants savent pouvoir se placer toujours du côté de ceux qui y gagnent), et propose de se passer des plus encombrantes procédures démocratiques. La consultation des peuples y est jugée superflue, le « parlementarisme » un atermoiement hasardeux, alors qu’il suffit de constitutionnaliser les normes économiques qu’on veut soustraire au débat public – c’est tellement plus commode. Les directives de l’Union Européenne, qui nous tombent sur la tête depuis des cabinets inaccessibles et opaques, sont la réalisation parfaite de ce modèle d’autant plus redoutable qu’il se prétend, dans la forme comme dans le fond, indiscutable.

Il faut pourtant le discuter, bien sûr, et le combattre, ce qui suppose de bien le connaître : c’est à quoi s’emploient Dardot et Laval. Ils nous proposent avec ce livre une étude rigoureuse du projet néolibéral depuis ses prémisses théoriques jusqu’à sa mise en oeuvre par les normes et les traités qui surplombent aujourd’hui les démocraties et annihilent la souveraineté populaire ; les auteurs rappellent, surtout, combien ce dernier avatar du capitalisme n’est pas le produit d’une vacance du pouvoir, qui aurait laissé le champ libre aux logiques marchandes les plus prédatrices. Il est au contraire le résultat d’une radicalisation du pouvoir, soustrait à la délibération démocratique pour mieux servir les intérêts du capital. L’Etat n’est donc pas l’adversaire du néolibéralisme : il en est le plus sûr garant – et c’est pourquoi les auteurs promeuvent des alternatives qui se dispensent de se tourner vers lui : le retour à la nation dans le cadre d’un souverainisme progressiste ne saurait constituer à leurs yeux une option émancipatrice. C’est sur ce point que j’ai eu, avec Christian Laval, les plus vives discussions – et c’est je pense en quoi l’émission est passionnante : elle est l’occasion d’un débat, vigoureux (et cordial !), entre la voie libertaire, à laquelle il appartient, et la voie « étatiste » que j’incarne ici, avec, selon mon interlocuteur, « un temps de retard ». Je vous en laisse juge…

Judith BERNARD

Durée 73 min.
  • Commentaires

7 réponses à “Ce cauchemar qui n’en finit pas”

  1. jeremie chayet

    Un internationaliste dans toute sa splendeur: abstrait… Et dire que c’est le bord dont je suis le plus proche, ça me désole.

  2. Paul Balmet

    Pas si abstrait que cela. Il faut se pencher sur la notion de communs, (trop) brièvement évoquée lors de l’émission. En effet, la matrice actuelle des institutions se présente sous deux pôles (prétendument) opposés : le privé et le public. Or, la notion de communs montre qu’un tiers secteur existe bel et bien et que ce n’est pas une simple extension du public ou un substrat résiduel du monde social qui serait conséquent mais inopérant. Benjamin Coriat (qu’il ferait bon d’inviter sur hors-série à ce sujet, notamment sur l’ouvrage collectif « le retour des communs ») détermine les communs de la manière suivante : (1) une ressource en partage (physique, informationnelle etc.), (2) un mode d’ayant-droit noué autour de la chose partagée dans un système complexe de droits et d’obligations réciproques (des « bundle of rights »), (3) un mode de gouvernance de la ressource qui permet de garantir son statut de commun, d’assurer son accessibilité et de protéger son renouvellement. Les communs c’est donc une manière de faire non pas sans l’état ni sans la propriété privée, mais d’opérer l’équation du social autour des objets délicats que sont les biens communs (des ressources à préserver, des modes d’innovations, du vivant, un système de crédit, de la production, de la gestion institutionnelle des affaires publiques). Frédéric Lordon, très apprécié dans le cénacle Hors-sérien, présente lui-même un notion de Récommune qui s’approche de cela ou même son système socialisé du crédit où les sociétaires sont les ayants-droits légitimes. C’est du commun, pas de l’état. Bernard Friot, également plébiscité par Judith, explique bien qu’au début de la sécurité sociale cette dernière était gérée non pas de manière étatisé mais comme un commun ! C’est à dire avec des commissaires de caisses élus qui géraient la ressource et la redistribuait.

    J’ai apprécié que Christian Laval renvoi la logique « souverainiste de gauche » dans sa contradiction la plus fondamentale : ce n’est pas d’état dont nous avons besoin pour éprouver notre souveraineté – ou du bon état bien configuré – mais de communs, divers et opérants très concrètement dans le réel tout en faisant office de pont transnational tant dans les imaginaires qu’ils produisent que dans les modes de vie qu’ils proposent. En bref : l’état n’est pas l’unique mode de cristallisation de la souveraineté. Il n’y a pas que du privé et du public : il y a aussi du commun. L’état est la forme capturée des souverainetés communes par les dominants et dont la puissance s’effectue sur toute la société avec tout l’arbitraire que cela suppose (ce que Mathieu Rigouste a très bien expliqué la semaine dernière).

    Bel échange cela dit !

  3. jeremie chayet

    En réponse à Paul Balmet:

    Bien sûr, je suis un peu réducteur, mais j’en ai un peu marre de ces donneur de leçons internationaliste qui n’explique jamais un minimum les conditions réelles de ce à quoi ils aspirent. Personne ne peut être contre les alliances de classe au delà des frontières ou contre les communs. La question, c’est comment, il me semble. Et, en bon libertaire, il aurait pu répondre à Judith (qui redescendait à l’espace national comme cadre adapté de la lutte) qu’il fallait alors peut être descendre encore: pourquoi pas des luttes régionales, départementales voire à l’échelle de la commune. Au final, si la gauche n’est pas affaire de gouvernement, le foyer est peut être le bon échelon qui sait ?

    Sur la matrice actuelle de la propriété, privée ou publique, je trouve justement pertinent la distinction, très opérationnelle pour le coup, faite par le réseau salariat (ou les marxistes d’une façon générale) de distinction entre propriété lucrative et d’usage. Pas besoin d’aller chercher les communs: avec l’interdiction de tirer un revenu d’un patrimoine, un bond en avant sera fait.

    Pour finir, je trouve cette phrase emblématique: « Christian Laval renvoi la logique « souverainiste de gauche » dans sa contradiction la plus fondamentale : ce n’est pas d’état dont nous avons besoin pour éprouver notre souveraineté – ou du bon état bien configuré – mais de communs, divers et opérants très concrètement dans le réel tout en faisant office de pont transnational tant dans les imaginaires qu’ils produisent que dans les modes de vie qu’ils proposent. » Cette manière de discréditer la souveraineté est déconcertante et crée une opposition stérile. Nous sommes dans notre ensemble pour moins d’Etat, notamment dans son utilisation bourgeoise de captation de la volonté populaire. Et j’attends avec impatience la démonstration du caractère concret et transnational de vos communs… Imaginaires pour le coup à n’en pas douter. Ou alors il faut en expliciter les conditions d’existences.

  4. Paul Balmet

    En réponse à Jérémie Chayet :

    Le libertaire (que je ne suis pas, je ne peux me revendiquer que d’une culture nerd) est toujours un peu donneur de leçon 🙂 Les premiers anarchistes se moquaient déjà des marxistes, pointant les dérives de l’état socialiste comme transition vers le communisme. Ils n’avaient pas tord cela dit, maintenant ont-ils fait mieux ? Non. Mais ils ont fait moins pire ce qui n’est pas nécessairement faire mieux (pas certain que j’arrive moi-même à me suivre dans ce développement foireux, mais je me comprend).

    Il ne s’agit pas d’aller chercher les communs comme on tire un lapin du chapeau, ni de dire que c’est la solution à tout. Les communs, ça existe et c’est inscrit dans le droit depuis l’antiquité romaine. Cela revient comme une lame de fond de manière très concrète depuis environs 30 ans avec les travaux d’Elinor Ostrom consécutifs à la tragédie des biens communs (notion expliquée plus bas par un autre commentateur). Les communs vont décliner avec le passage en force du capitalisme au XVe siècle (c’est le mouvement des enclosures), mais il y a toujours eu et il y aura toujours des communs car c’est une propriété fondamentale du social que l’on retrouve dans toutes les sociétés humaines, à toutes les échelles et dans toutes les formes de pensée. Le commun c’est en quelque sorte la structure sociale fondamentale et pour cause : c’est très facile à mettre en place. Il suffit d’une ressource, d’un peu de droit (qui peut être un ensemble de normes informels) et d’un système de gouvernance basique.

    Vous dites que je discrédite la souveraineté, vous m’aurez mal lu. Ne pas vouloir de la souveraineté c’est comme de refuser qu’il pleuve ou que la mort advienne. Je dit que ce n’est pas par l’état que nous devrions pouvoir éprouver notre souveraineté. Ce dernier n’est que capture, c’est sa nature profonde : l’état émerge de la capture de la souveraineté, c’est ce qu’explique Lordon à travers l’imperium. D’ailleurs, le système de Friot n’est pas un système étatisé ! Friot est pour la déperdition de l’état comme tous les communistes. Le système Friot est pensé comme un commun où l’état est un moyen d’action mais certainement pas une fin en soi. Donc je n’ai rien contre la souveraineté, même étatique. Je pense simplement que l’on n’en fera pas plus que ce que l’on en a déjà fait (c’est à dire du capitalisme et pas grand chose d’autre). La démocratie, bien commun ?

    « Et j’attends avec impatience la démonstration du caractère concret et transnational de vos communs… »

    Wikipedia, Inocentive, Linux et le logiciel libre, les pâturages décrit par Ostrom etc. Les exemples foisonnent et je peux vous en décrire beaucoup. Les communs permettent forcément de dépasser le national puisqu’ils n’y font pas référence : il n’y a pas besoin d’état ou de nation pour faire un commun. En revanche, il y a besoin d’un état pour donner de la norme et produire de la loi. C’était l’enjeu de la loi numérique où l’article 8 prévoyait d’introduire une définition des communs. Ça n’a pas marché, mais cela prouve que la notion est aujourd’hui très opérante puisqu’il y a besoin de légiférer. Voilà pour le concret. Mais au risque de me répéter, si on lit bien Friot et Lordon, l’état n’est pas spécialement leur tasse de thé. C’est juste un moyen de sortir du marasme actuel à très court terme. Les solutions qu’ils inventent font plus appel à des communs qu’à de l’état.

    Au reste, je m’applique une doctrine de salut public : méfions-nous de l’état, même lorsqu’il nous sert.

  5. Thomas Gelee

    Merci pour ce riche entretien.

    Vous avez abordé bien des questions qui sont parmi celles qu’avec plusieurs de mes proches nous nous posons.
    Sans y apporter de réponses définitives bien sûr, car si celles-ci était à portée d’un entretien et pouvaient être apportées en une heure, cela se saurait, mais en délivrant l’éclairage intelligent d’un inventaire du comment et du vers-quoi avec les pratiques alternatives proposées au néolibéralisme.

    Vous m’avez ainsi permis d’être plus léger avec la décision d’une fois encore changer complètement de vie en rejoignant pour l’accompagner un de mes fils dans l’élevage en agropastoralisme nomade (sans propriété de terre ni de bâtiments) qu’il va démarrer l’an prochain.

  6. Jean-Philippe Barbier

    Émission passionnante, c’est à mon sens ce type d’émission qui justifie l’abonnement à Hors Série.

  7. Alain Ranier

    Bonjour,

    Je découvre cette vidéo aujourd’hui, 10 août 2022.
    Et je suis frappé par la permanence des questions qui se posent à 6 ans d’intervalle.

    Néolibéralisme et dérive autoritaire, Lordon, Friot ( pris séparément alors que depuis ils ont fait cause commune ou qu’a minima, Lordon a rejoint beaucoup des positions de Friot), la collusion élites économiques, élites politiques et haute administration dont Emmanuel Macron est le représentant le plus « synthétique », le débat sur une solution nationalo-centrée ou plus internationaliste de sortie du cauchemar néolibéral, la piste de l’écologie ici esquissé pour entamer ce travail de sortie.

    Depuis 2016, des strates se sont ajoutées qui renforcent encore plus l’argument de la dérive autoritaire du néolibéralisme: l’élection de Macron , les Gilets Jaunes, la gestion du Covid-19.Au moment de l’enregistrement de cette vidéo, le projet En Marche était seulement dans la tête de Macron et des ses affidés, il n’avait pas fait de meeting (le premier c’est le 12 juillet 2016, je crois) ni démissionné du gouvernement mais on voit bien que tout ce qui a permis son élection et son maintien au pouvoir était déjà en place et n’attendait plus que sa cristallisation.

    Depuis juin 2016, il y a quand même une bonne nouvelle , c’est que nous avons eu plusieurs fois la démonstration que le néolibéralisme était appuyé par une minorité de personnes. Je ne sais pas d’ailleurs s’il n’a jamais été majoritaire en France; le résultat du référendum de 2005 tendant même à prouver le contraire. Autre bonne nouvelle, et même si je ne suis pas un défenseur absolu de l’option électorale, il faut considérer qu’avoir une centaine de députés de gauche sera utile pour appuyer les mouvements sociaux qui ne tarderont pas à apparaitre à la rentrée. Il y a quand même des ombres au tableau en ce qui concerne la dérive autoritaire de néolibéralisme en France. Ses représentants sont prêts à faire alliance avec la droite dure (aka extrême droite) (pour imposer ses vues. Ainsi l’autoritarisme ne fera que se renforcer.

    Dans le jeu des ressemblances et des différences entre les 2 situations à 6 ans d’écart, il y a sans doute plus de raisons de se réjouir (les classes dominées peuvent agir et l’ont démontré alors que bon nombre de commentateurs les voyaient apathiques; l’échec relatif de Macron en 2022 qui ne pourra pas dérouler son agenda néolibéral aussi facilement qu’il l’aurait souhaité) que de se lamenter.

    S’il y avait un vœu à formuler, c’est que finisse enfin ce « cauchemar qui n’en finit pas » . « Le réveil est possible » , c’était la conclusion d’il y a 6 ans; il est désormais possible mais aussi nécessaire.

    Alain

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