Osons causer dans l’entre-deux tours

avec Ludo TORBEY, Xavier CHEUNG, Stéphane LAMBERT
publiée le
animée par Judith BERNARD

Depuis le 23 avril, le piège s’est refermé. Nous voici nassés dans l’impasse post-démocratique de ce second tour où le mépris le dispute à la haine. Funeste traquenard, où l’on nous somme de choisir entre continuer le désastre ou s’aventurer dans bien pire ; comme si on pouvait appeler « choisir » la conduite que veut nous imposer cette odieuse alternative – à peu près aussi obscène que si l’on nous demandait de « choisir » entre un peu plus de Rémi Fraisse ou beaucoup plus d’Adama Traoré. Nul ne peut se soumettre à pareille injonction sans être pris d’une violente nausée, et d’un irrépressible besoin de gueuler, voire de tout péter. Mais les tambours du Front Républicain sonnent la charge : il faut marcher au pas, voter comme on nous dit, « sauver la démocratie » – comme si « démocratie » pouvait être le nom de ce qui non seulement a permis, mais a structurellement produit le chantage où nous sommes ici tenus en joue. Et bien sûr, comme dans toute situation d’oppression, au cœur de la nasse les passions tristes prospèrent, et dressent les otages les uns contre les autres : nous voici nous entrebouffant la gueule entre abstentionnistes, votenulistes et macronistes malgré eux faisant le « sale boulot », tous pris des convulsions que provoque toujours une situation d’aporie.

Pas question pour nous, à Hors-Série, d’emboîter le pas des faiseurs d’injonctions : elles ont saturé le débat public au point d’y consumer le peu d’oxygène disponible, et l’on ne réfléchit pas bien quand on étouffe. Notre impulsion était plutôt de s’arracher aux passions tristes (infime geste de liberté dans une période violemment attristante) en osant causer : de tout ça bien sûr, mais dans cette sorte de joie que permet l’échange, le partage et l’écoute, même au cœur du pire. « Oser causer », c’est la ligne de conduite que se sont donnée Ludo Torbey, Xavier Cheung et Stéphane Lambert : depuis bientôt deux ans ils animent un media en ligne assez roboratif pour séduire des millions d’internautes. Ils sont devenus un puissant levier d’opinion, ayant contribué à faire naître la Nuit debout, à édifier et à nourrir la lutte contre la loi Travail, et ont jeté toutes leurs forces dans la bataille de ces présidentielles qui auraient pu être historiques.

C’est avec eux que j’avais envie de « causer » dans cet entre-deux tours de pur cauchemar ; à leur énergie et leur jeunesse que je voulais me ressourcer. Ça fait longtemps que l’on se croise, au hasard des Nuits debout ou des débats mieux assis, que l’on discute avec ardeur de ce qu’on fait – eux, nous – passeurs de sens, éclaireurs de moments sombres, chacun à notre manière. Tandis que nous consacrons notre temps, à Hors-Série, aux producteurs de concepts, puisant à la source de la théorie, dans des entretiens longs (et payants), ils abattent l’énorme travail de la vulgarisation, créent les conditions d’une diffusion massive, dans des formats courts (et gratuits). Evidemment complémentaires, joyeusement dissemblables, nous cheminons sur des sentiers voisins, portés par un même élan : la passion de comprendre, celle d’expliquer, et cet opiniâtre souci de transmettre le flambeau de la vigilance critique. Dans la nuit politique où nous sommes entrés, j’avais besoin de m’échauffer à leur flamme, bien certaine que nous aurons besoin de torches longtemps encore, pour éclairer la suite ou pour y mettre le feu.

Judith BERNARD

Durée 68 min.
  • Commentaires

8 réponses à “Osons causer dans l’entre-deux tours”

  1. gomine

    osons voter

  2. Paul Balmet

    J’avoue avoir eu mal lorsque, Judith, vous avez évoqué le Front National. C’est votre rôle d’intervieweuse, mais ça fait toujours drôle !

    A mon sens, ce masque démocrate que porte Marine Lepen ne permet pas d’affirmer qu’elle serait une seule seconde plus souhaitable qu’un turbo-libéral, mais il est vrai on sent une certaine fébrilité parfois à gauche, une stupéfaction devant les mystifications programmatiques de Lepen. Certain s’y font prendre, malheureusement. Par exemple, sur les 35heure MLP à réussie à faire croire qu’elle était mélenchonniste alors que son programme stipule certes les 35h, mais défiscalise les heures supplémentaires, une pure connerie qui nous vient de Sarko où les gars qui travaillent en heure sup feront payer ce qu’il n’ont pas versé en cotisations sociales par les impôts…. qu’ils paieront en plus !

    N’est pas démocrate celui qui se contente de brandir les mots de souveraineté et de peuple, car la démocratie c’est avant tout le dogme de l’égalité. Pas une chose n’est égalitaire chez Lepen ! Que ce soit son programme social, mauvaise photocopie de l’Avenir en Commun, perfide comme pas deux et cachant mal un mix de national-libéralisme (dont les économistes atterrés ont fait l’analyse rigoureuse), ou encore les cadres politiques dans lesquels elle s’inscrit qui sont la 5e république autoritaire et son parti aux ordres, où pas une tête ne dépasse et où l’on retrouve sous les rideaux proprets de la dédiabolisation, l’expression d’une parole raciste glorifiant les pires tyrans de l’histoire (y compris par Marine Lepen elle-même, lorsqu’elle parle des « dauphins » par exemple).

    Nous ne devons jamais leur offrir le moindre début de bénéfice du doute : ils sont nos ennemis les plus terribles, les plus fourbes et les plus dangereux. Maintenant, il est certain que le péril fasciste ne s’arrête pas au Front National et à son élection. Il n’est que l’avatar direct de la conjoncture actuelle où la destruction des tissus sociaux par le néolibéralisme entraine la montée en puissance des turbulences dans le système. Et à la fin ça se terminera entre eux (le FN) et nous (LFI), n’en déplaise au comité invisible et aux quelques 150 jeteurs de pierres en tête des cortèges qui, à mon avis, ne sont pas très représentatif de ce qu’est en train de devenir la gauche.

    Pour le reste de l’émission, je suis très content de voir la souplesse d’esprit de ces trois-là. J’ai à peu près le même age et je me reconnais dans cette forme de discours qui est en fait la gauche dont j’ai toujours rêvé : ambitieuse, débarrassée de son tropisme partidaire, parlant à tout le monde une langue populaire et non-hermétique, ayant un souci esthétique de son discours, osant le prendre le problème institutionnel à bras le corps plutôt que de l’esquiver habilement et surtout, une gauche capable de faire avec ou sans les autres composantes militantes sans chouiner lorsque personne ne la suit. Je pense qu’on est nombreux à ne plus supporter les tactiques du genre « union de la gauche » (Filoche, si tu m’écoutes…), où on aligne les bataillons électoraux tandis que la formidable souplesse d’internet permettrait de constituer une gauche sous une forme de popualire.

    J’espère que ces trois là cogiterons bien leurs idées. Il pourrait être intéressant d’ailleurs de faire une sorte d’appel à projet collectif, une sorte de boite à idées et de brainstorming géant sur les thèmes : comment reprendre le pouvoir avant 2022, comment produire du politique à partir d’une forme populaire, comment financer l’action de masse, comment composer une démocratie institutionnelle en dehors de la 5e etc. Nombre de jeunes gens n’attendent que l’opportunité de s’exprimer à partir de leurs normes, de leurs codes et de leurs savoir-faire. J’en fais parti.

  3. Jean-Philippe Barbier

    Une émission qui m’a fait du bien, et fait du bien autour de moi. Merci.

  4. HBK

    @Paul Balmet

    Le question de la « dédiabolisation » du Front National est à mon sens une fausse piste. La question n’est pas de savoir si le FN est abject. Il l’est.

    La question c’est plutôt que dans cette grande compétition macabre, le « turbo-libéralisme » apparaît lui aussi comme abject, et que toutes différentes que soient les horreurs que ces deux doctrines puissent produire, ou dit plus simplement, toutes différentes qu’elles soient « qualitativement » parlant, la comparaison d’un pont de vue « quantitatif » n’apparaît plus comme évidente à beaucoup de gens.

    Le fait que le libéralisme ne fasse pas un usage aussi ouvert de la violence physique n’est qu’une bien piètre consolation quand il détruit lui aussi un nombre considérable de vies.

    Bien cordialement.

  5. ignami

    Faut leur parler de #mastodon ! 🙂

  6. Paul Balmet

    @Judith : MDP signifie Médiapart 🙂

    @HBK : J’entends bien. Mais le FN n’est pas moins capitaliste qu’un Macron, il l’est différemment. Maréchal Le Pen avait d’ailleurs une formule consacrée là-dessus : Moins de libéralisme à l’extérieur, plus à l’intérieur. Il s’agit évidement de libéralisme au sens économique et non pas du prima philosophique de l’individu sur la société. La construction idéologique du FN le rendra à mon sens toujours moins préférable que le pire des néo-libéral, c’est mélange d’adhésion de l’individu fondu dans l’identité d’une nation idéalisée et d’un dogme de la hiérarchie dans toutes les strates de la société dont on voit difficilement ce qu’il en est réellement. La note des Économistes Atterrés montre bien le panel de mesures économiques réactionnaires bien cachées derrière les grandes mesures sociales. Évidement, vous avez raison de dire que de plus en plus de gens seraient prêt à faire le grand saut, c’est bien l’urgence que se reconstitue un véritable mouvement populaire. Il est certain que nous gagnerions à démontrer fermement que Le Pen n’est pas soucieuse du progrès social (ou plutôt à médiatiser cela), plutôt que de dire qu’elle est raciste. Je pense que c’est d’ailleurs le meilleur angle d’attaque contre elle.

  7. HBK

    Nous sommes d’accord, l’angle moralisateur « c’est des méchants » a manifestement atteint ses limites.

    Il faut maintenant montrer en quoi c’est une impasse, un leurre, et ce tout séduisant qu’il puisse paraître aux yeux de certains.

  8. Georgina Meliot_1

    Merci à Judith de nous faire connaître les procédés de ce « trio infernal » de la pédagogie politique vibrionante sur youtube…
    Petit bémol au sujet de la forme : le format court des vidéos ne perdrait rien à se rallonger un peu si le débit vocal de Ludo se ralentissait un tantinet ! J’ai toujours l’impression que Ludo va rater son train et même si je me suis en partie habituée à ce débit à force d’écouter « par intérêt », je regrette toujours l’impression d’avoir à suivre un TGV pour être bien informée ! Le rythme d’un « Intercité »serait plus confortable pour des neurones plus très jeunes mais encore en bon état ! Merci de transmettre.

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