La politique des tuyaux

avec Nikos SMYRNAIOS
publiée le
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animée par Judith BERNARD

Collés tout le jour à nos ordis connectés où nous nous cultivons, nous documentons et nous émancipons, en fomentant la prochaine mobilisation voire la prochaine révolution (qui sait ?) – nous sous-estimons peut-être cette évidence : les tuyaux aussi font de la politique.

Les géants de l’informatique connectée, Google, Apple, Facebook, Amazon – auxquels il faut ajouter Microsoft pour former GAFAM, le nom de ce Golem façonné par quelques décennies d’innovations technologiques et d’interactions numériques – ne sont évidemment pas des philanthropes soucieux d’offrir aux sociétés les liens dont elles ont besoin pour produire de l’intelligence collective et de l’émancipation générale. Ces multinationales forment un oligopole d’une puissance économique incommensurable, capable aussi bien de se moquer du percepteur que du législateur, souverain sur les secrets de nos vies et prompt à les confier aux gouvernements traqueurs de terrorisme ou de dissidence – bref : les GAFAM pourraient bientôt opposer un immense éclat de rire sardonique à nos revendications de pluralisme et de démocratie, ridiculisant nos protestations un peu tardives.

C’est que nous avons nous mêmes forgé ce monstre, nous avons consenti à sa toute puissance, et l’alimentons chaque jour davantage par notre activité quasi constante sur les réseaux sociaux. Nous pas tout seuls, bien sûr : entre les débuts de l’internet, dans l’esprit d’un service public oeuvrant pour l’intérêt général, et son visage actuel de chef d’oeuvre capitaliste omnipotent, hyper-concentré, et ultra profitable à ses seuls actionnaires, il y a eu le tournant néo-libéral des années 80, où les classes dirigeantes occidentales ont cédé au capital ce continent : « l’économie informationnelle », en commençant par déréguler et privatiser les réseaux de télécommunications, comme si… les tuyaux ne pouvaient pas faire de politique.

A l’heure où Google choisit désormais, selon des critères dont il est le seul juge (à moins que le ministère de la Défense étatsunien y ait son mot à dire…) de référencer favorablement ou défavorablement les sites selon qu’il les juge « offensants » ou « fiables », faisant disparaître de nos radars des pans entiers de la production numérique (on devine sans peine laquelle), on commence à mesurer ce qu’on a peut-être perdu en laissant aux mains des capitalistes cette part si importante de nos vies : l’échange des informations, personnelles ou publiques. Le livre de Nikos Smyrnaios, Les Gafam contre l’internet, Une économie politique du numérique, rappelle l’histoire de ce Golem, ses enjeux politiques et économiques, et nous invite à réfléchir sur l’avenir que nous voulons lui donner – si tant est que « nous » soyons encore en position de décider quoi que ce soit face à cette hyperpuissance à laquelle nous nous sommes complètement assujettis.

Judith BERNARD

Durée 64 min.

2 réponses à “La politique des tuyaux”

  1. Jean-Marc FIORESE

    Bonjour,

    Dans cette excellente vidéo (comme d’hab ) il est évoqué les politiques de déréglementation et de privatisation des télécommunications imposées dès 1994 par l’Union Européenne à travers des directives que les États membres de l’UE avaient pour obligation de transposer dans leur droit nationaux.

    J’ajouterai une information essentielle qui replace l’origine de cette politique de privatisation non pas au niveau de l’Union Européenne mais pire encore puisque l’origine est l’Organisation Mondiale du Commerce (OMC) créée justement en 1994 lors des accords de Marrakech impliquant 125 États à travers le monde, l’Union Européenne comptant pour un agissant au nom de ses États membres (12 à l’époque).

    La création de cette institution est le pur produit des intentions libérales d’abolir tout interventionnisme de l’État dans les échanges commerciaux et de faire entrer dans la sphère commerciale et de la concurrence le maximum d’activités à travers l’abolition des monopoles publics dont notamment celui des télécommunications dans de nombreux pays comme la France. L’accord fondateur de cette institution internationale s’appelle l’AGCS (Accord Général sur le Commerce des Services). C’est un pavé de plus de 1000 pages (avec ses annexes) définissant tout ce qui doit être privatiser, tout ce qui doit être déréglementé et tous les monopoles publics (et non pas privés) qui doivent être abolis au profit exclusif de la sphère privée. Cet accord est un accord progressif à travers des « rounds de négociations » à espaces réguliers dans le temps en fonction des avancées dans la réalisation des exigences qu’il contient. Lors de ces « rounds de négociations » étaient définis des calendriers de réalisation de ces exigences mais aussi y étaient ajoutés des secteurs d’activité entrant dans son champs d’application en fonction des évolutions technologiques et économiques.

    Ce qu’il faut savoir c’est que la création de l’OMC n’a été possible que par la ratification de l’AGCS par les États en présence dont l’Union Européenne agissant au nom de ses États membres étant précisé que pour l’Union Européenne c’était le Commissaire Européen au commerce qui avait mandat de ratifier et que ce mandat lui a été donné par la Commission Européenne sans que le Parlement Européen ne puisse intervenir. Il le pouvait d’autant moins qu’il n’était pas informé ni de ce mandat ni même de la création en cours de l’OMC et de son texte l’AGCS. Le contenu de ce texte et le contenu des « rounds de négociations » pour lesquels c’était toujours le Commissaire européen au commerce qui avait mandat pour l’UE sont restés secrets et il aura fallu attendre l’année 2000 pour que cet accord et son contenu fuitent et soient portés à la connaissance du milieu altermondialiste à travers le monde entier qui s’est bien évidemment empressé de sonner l’alerte antidémocratique. En France c’est l’association Attac qui s’en est chargé.

    C’est alors que s’est engagé un rapport de force considérable entre ces associations altermondialistes agissant en réseau d’un coté et l’OMC au coté de la Commission Européenne nous concernant en France de l’autre. Ce rapport de force a abouti à l’abandon des « Rounds de négociations » vers 2006-2008 mais le ver était déjà bien installé dans le fruit et y a même pondu de nombreux oeufs. Ces oeufs sont actuellement en train d’éclore au sein de l’Union Européenne sous les noms de TAFTA (Accords de libres échanges avec les USA), CETA (avec le Canada), JEFTA (avec le Japon). Et comme vous le savez ces différents accords de libre échange font actuellement l’objet de très fortes contestations de la part de ce même monde altermondialiste qui dénonce toujours leur caractère antidémocratique puisque les négociations se font toujours entre personnels d’institutions non élues, les parlements y compris ceux de l’Union Européenne et de la France nous concernant étant toujours écartés non seulement des négociations mais aussi de leurs contenus et des textes qui restent secrets.

    Pour en revenir au sujet. La privatisation des télécommunications en France émane certes d’une directive européenne mais son origine est l’AGCS qui en avait fait une priorité absolue à mettre en oeuvre immédiatement dans tous les États signataires dès la création de l’OMC, en 1994 donc.

    toutes ces précisions sont importantes pour que le public ne se trompe pas. Cela s’est fait de façon totalement antidémocratique et il ne faut surtout pas croire que cela ait été avalisé par le parlement européen puisqu’il en a été tenu à l’écart par la Commission Européenne dont le Président et les Commissaires ne sont pas issus d’élections démocratiques. Ici il est question des télécommunications (et donc d’Internet) mais ce sont tous les services publics qui sont affectés par l’AGCS et désormais ses rejetons précités.

    Que faire ? S’informer d’abord pour bien comprendre tout cela. L’association Attac regorge d’une documentation très abondante sur ces sujets, ce n’est pas pour rien que les multinationales tentent de la faire taire ainsi que d’autres associations du même niveau d’expertise dans les autres pays. En ce moment c’est Apple (tiens, tiens) qui s’en prend à Attac devant les tribunaux. Ensuite il nous appartient de répondre aux mobilisations auxquelles ces associations nous appellent et surtout ne jamais se dire « on n’y peut rien ». Si ! on peut !

  2. Jean-Philippe Barbier

    Échange passionnant, je recommande également le documentaire « la contre histoire de l’Internet » sur l’origine du réseau des réseaux.

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