pour voir cette émission
La Condition anarchique

pour voir cette émission
Il y a le Lordon militant, et puis il y a le Lordon philosophe. C’est le philosophe que nous recevons Dans le texte, aussi intraitable que l’auteur des tribunes d’intervention politique, et encore plus exigeant sur le plan de la rigueur théorique. C’est qu’on ne chemine pas au côté de Spinoza sans y laisser quelques plumes – par exemple nos illusions, notre adhésion apparemment spontanée, viscérale et enthousiaste à ce en quoi nous croyons. Avec son dernier ouvrage paru au Seuil, La Condition anarchique, il s’empare de la question de la valeur et met par terre tout l’édifice de nos idéaux. Les beaux principes que nous défendons avec vigueur, comme des formes indiscutables du bien, n’ont pas plus de consistance que les formes du Mal qu’avec eux nous combattons férocement. « En dernière analyse », comme il aime à le dire, les valeurs auxquelles nous tenons tant ne tiennent à rien. L’an-arkhé de l’anarchie, étymologiquement, c’est ça : l’absence de principe fondateur. Entendez bien ce que ça veut dire : l’émancipation, par exemple, n’a en elle-même pas plus de valeur que l’aliénation (ça fait mal, hein ?).
Comme toujours, sa démarche théorique relève d’une hygiène sourcilleuse : d’abord faire le ménage. Se débarrasser de nos fausses certitudes et des faux-semblants qui nous servent de critère. En vérité, ne vaut que ce qui nous plaît – parce que ça nous plaît. Pourquoi ça plaît ? Parce que nous sommes nombreux à y trouver des affects joyeux. Rien de plus que le structuralisme des passions spinoziste : c’est ce vers quoi notre désir incline (parce qu’il a été encouragé à le faire par le jeu des affects, et particulièrement sous l’empire de l’affect commun) qui reçoit le label du « beau », du « bon », du « bien », aussi longtemps que nous sommes assez nombreux à y trouver des occasions de joie. Si c’est nombreux, si ça converge, si ça dure, hop : de la valeur est instituée, mais provisoirement – car rien ne garantit qu’elle dure toujours. Certes, les institutions ont vocation à conserver l’affect commun dans des formes stabilisées, mais ces institutions elles-mêmes ne sont pas éternelles : la multitude peut aussi, peu à peu, ou très soudainement (révolutions) recomposer ses affects autrement, promouvoir d’autres valeurs, engendrer d’autres institutions.
C’est ça qui est bien avec le spinozisme tel que Lordon s’en fait le passeur : ça bouge. Rien de solide sur quoi s’édifier (nos valeurs ne tiennent à rien) mais du coup la possibilité aussi du mouvement, de la réinvention, et de la reprise éclairée de ce qui nous meut. Et voilà qu’un boulevard politique se réouvre à nous : Lordon ne cite pas pour rien dans son ouvrage les travaux de Bernard Friot sur le salaire à vie et les institutions anti-capitalistes dont nous disposons déjà, à notre insu. Friot est l’un de ceux qui a le mieux compris et exploité – sans la nommer comme ça – la « condition anarchique » : la valeur économique n’est pas plus substantielle que la valeur esthétique ou la valeur morale. Elle est tout aussi arbitraire, c’est-à-dire en fait conventionnelle, d’une convention qui s’est formée à la faveur d’un certain rapport de forces. Il appartient à la multitude d’infléchir ce rapport de forces (par le jeu des affects, of course) et de reconfigurer la convention de la valeur conformément aux intérêts du plus grand nombre, plutôt qu’à ceux du capital qui a réussi à instituer sa propre définition de la valeur dans une forme prétendument indiscutable, « naturelle » et éternelle. Où l’on voit que le spinozisme n’est pas si désespérant qu’il en a l’air, et que le militant pourrait finalement y trouver son compte, tout autant que le philosophe…
Judith BERNARD
11 réponses à “La Condition anarchique”
ha ha ! la pseudo image subliminale vers la dixième minute…
ahahaha! bon moi aussi j’ai pas compris l’apparition de l’image à part en tant qu’image subliminale
Très riche, ça transporte puissamment loin comme souvent. Je vais lire le livre, et me réjouis de voir à quel point la philosophie spinoziste que je découvre et approfondis grace à FL rejoins celle de Henri Laborit, notamment sur cette question des valeurs, « les jugements socio-culturels d’une époque donnée ». La condition anarchique, la vie sous la conduite de la raison, la formulation d’une nouvelle grille pour voir et affecter le social autrement.
Merci Philomène de nous avoir résumé le tome 2 🙂
Frédéric Lordon – Judith Bernard : élue recette idéale de l’émission qui donne à penser.
Depuis le premier volet spinoziste (jadis sur @si) jusqu’à ce nouveau, on suit toute la sédimentation du travail de Lordon à partir de Spinoza : c’est tellement stimulant ! Bravo, et merci ; on va ruminer…
Merci pour cette émission, que j’ai trouvée comme d’autres très intéressante. Cependant, le propos de Frédéric Lordon me paraît devoir être sérieusement nuancé, pour ne pas dire plus. Pendant la plus grosse partie de l’émission, on pourrait croire que Spinoza défend un subjectivisme radical, comme si toutes les affaires humaines étaient nécessairement régies par les passions les plus folles et l’arbitraire le plus total. Heureusement, le tir est un peu rectifié à la minute 37, et surtout à la fin de l’entretien. Sans doute aussi faut-il lire le livre de F. Lordon, qui est très certainement plus complexe et complet que ce qu’il en dit ici. Malgré tout, je crois qu’il faut aller beaucoup plus loin dans la critique du subjectivisme. Comme je n’ai pas la place ni le temps d’écrire tout un livre, je me contenterai de 3 brèves remarques.
1. Les désirs des êtres humains sont toujours orientés en fonction d’une certaine vision du monde (et vice-versa). Or, toutes les visions du monde ne se valent pas, tout simplement parce que certaines correspondent dans une certaine mesure aux faits alors que d’autres sont complètement fausses, voire délirantes. Si une idéologie politique est façonnée par des affects racistes ou sexistes, c’est qu’elle est sous-tendue par l’idée d’une supériorité naturelle des hommes sur les femmes ou de prétendues « races » sur d’autres « races ». Or, ces visions du monde sont contestée non seulement parce qu’elles sont odieuses à ceux qui ne les partagent pas, mais parce qu’il y a de solides raisons scientifiques de les estimer fausses. Bien évidemment, il n’est pas toujours facile de réfuter scientifiquement une théorie. Dans le cas de l’économie, où les phénomènes observés sont causés par une multitude de facteurs extrêmement nombreux et complexes, c’est sans doute particulièrement ardu. Cependant, même dans ce domaine, il semble bien que certaines recettes ne marchent pas. Même le FMI, après des décennies de doxa néolibérale, commence à mettre un peu d’eau dans son vin frelaté, tellement ses prédictions sont démenties par les faits.
2. Ce n’est pas seulement la science qui permet de mettre en question certaines idéologies. Quand les gens constatent de leurs yeux et dans leur chair que la réalité qu’ils vivent est en décalage avec la propagande officielle, il arrive qu’ils finissent par ne plus y croire, voire par se soulever contre le pouvoir en place. Leur sentiment d’indignation, dans ce cas, est à la fois motivé par leurs passions, mais aussi – dans une certaine mesure – par leur raison, dans la mesure où ils ont pris conscience de l’incohérence du système qu’ils subissent.
3. Mais même en admettant que ces révoltes soient purement et simplement déterminées par des passions, il n’en reste pas moins que ces passions font partie de la réalité, et qu’elles sont la conséquence nécessaire d’un certain ordre social. Il est donc possible, dans une certaine mesure, d’élaborer un discours objectif à ce sujet, de manière à comprendre pourquoi certains systèmes sociaux sont mieux acceptés que d’autres. C’est d’ailleurs ce qu’ont essayé de faire, chacun à leur manière, Spinoza et Lordon.
@Philomène : selon moi, votre « critique » principale n’en est pas vraiment une. Il me semble que votre dernier argument repose sur la confusion entre un « ancrage » au réel (qui peut rester dans le champ de l’affect, et qui relève d’une certaine contingence) et un principe fondateur de la valeur (qui serait alors de l’ordre de la raison, la bien nommée, et de l’ordre de la nécessité).
Mais là tout de suite on se trouve dans un réseau de définitions à préciser (dont d’ailleurs celle de valeur, et de valeur des valeurs). De mes lectures d’Heidegger il m’est resté que « raison » en allemand se dit Grund, qui signifie aussi « fond », « base ». Quand on sait par ailleurs que « principe » se dit, entre autres, Grundsatz (« proposition-de-fond »), on entrevoit le rapport avec le principe de raison (der Satz vom Grund) formulé ainsi par Leibniz : nihil est sine ratione (« rien n’est sans raison »).
La philosophie (et les grands mots tels que principe / fondement / raison / essence / nature), c’est pour les jeunes 🙂 . Sans vouloir déprimer davantage notre ami Lordon, je ne suis pas loin de penser qu’il perd son temps dans cette voie. Mais après tout, il faut bien passer le temps, et cette voie n’est pas la pire.
Il aurait un nouvel opus en préparation (et dont le titre provisoire serait « Vivre Sans ») : j’ai simplement trouvé que votre réflexion sur l’ancrage était une piste intéressante pour, une fois touché le fond (tome 1), remonter à la surface (tome 2).Enfin, sur l’image « subliminale » (qui n’en ait pas une), c’est une petite vilénie de Raphaël à la onzième minute de la vidéo à l’égard d’un personnage public (indice: JVP).
Docteur Sócrates,
Je vous trouve bien méprisant ! Il se peut en effet que F. Lordon n’ait rien dit de fondamentalement nouveau, mais ce qui est pour vous des « banalités sans intérêt » ne l’est pas pour tout le monde, il s’en faut de beaucoup. Tous les abonnés de Hors-série n’ont pas votre exceptionnelle culture philosophique et sociologique. Ensuite, n’est-il pas exagéré de dire que la méthode de F. Lordon « n’est aucunement réflexive » ? Il me semble au contraire que son usage de la philosophie de Spinoza lui permet de réfléchir, sinon à son ouvrage le plus récent, du moins à ses travaux antérieurs, en mettant en question les valeurs morales et politiques qui l’ont motivé à les écrire. Il est également conscient, je crois, des bénéfices inavouables que lui donne son rôle d’intellectuel « scolastique » : cf. ce qu’il dit des jargons disciplinaires, et en particulier du jargon des philosophes. Peut-être cette réflexivité est-elle trop superficielle à vos yeux… Mais est-il possible d’être parfaitement lucide sur les conditions sociales, historiques, psychologiques et physiologiques dans lesquelles on effectue un travail ? Bourdieu lui-même était-il parfaitement transparent à lui-même ? C’est peu probable, et je ne crois pas qu’il ait jamais prétendu une telle chose… De même, je pense que ni vous ni moi ne sommes parfaitement conscients des raisons qui nous poussent à écrire ces commentaires sur Hors-Série, même si la vanité y tient certainement une grande part!
Merci encore une fois. Je me régale de ces entretiens menés avec passion, respect et rigueur. Votre questionnement sur les enjeux politiques d’une philosophie du «rien» m’a intéressée. Je me suis longuement interrogée dans le passé sur la possibilité d’un féminisme sans sujet. C’est-à-dire comment être féministe si on présume que l’identité féminine ne repose sur aucune substance ? J’ai trouvé une première réponse chez Judith Butler, des son classique Gender Trouble. Mais je crois que le texte le plus passionnant reste celui de Françoise Collin « Notes sur le tragique du sujet» paru dans les Cahiers de Grif, en 1992 je crois. Collin y expose le tragique du sujet qui doit s’affirmer et prendre la parole sur la place publique à partir d’une identité qui n’existe pas (femme, ouvrier, etc.). Et elle critique la tendance qu’ont les opprimés à se prendre pour des dieux et à oublier la précarité de leur fondement.
Colette St-Hilaire
Abonnée de MontréalDense et limpide. Fascinant. Remarquable. Une de vos meilleures emissions. Merci Judith!
Laisser un commentaire
Vous devez vous connecter pour publier un commentaire.