Les Besoins artificiels

avec Razmig KEUCHEYAN
publiée le
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animée par Judith BERNARD

Nous le sentons bien : nous avons beau être submergés de marchandises et de services de toutes sortes, nous ne vivons pas selon nos besoins, à commencer par celui de vivre sur une planète durablement habitable. Un tiraillement au fond de nous – qui peut aller jusqu’à la pathologie, physiologique ou psychologique – nous fait éprouver ceci : pour l’essentiel, nous ne sommes pas satisfaits. Et l’abondance par quoi le capitalisme prétend nous répondre n’est pas la bonne ; elle tape à côté, ou bien nous écrase, sature nos perceptions, sans nous soulager de cette lancinante intuition : ce n’est pas cela dont nous avons besoin.

De quoi avons-nous vraiment besoin ? C’est la question que Razmig Keucheyan entreprend de poser dans sa dernière publication : Les Besoins artificiels, Comment sortir du consumérisme (Zones, 2019). Il n’est pas le premier à esquisser les contours d’une théorie critique des besoins ; son travail s’inscrit dans la filiation des travaux d’André Gorz, l’un des premiers théoriciens de l’écologie politique, et dans celle de l’œuvre moins connue d’Agnès Heller, membre de l’Ecole de Budapest – la précision n’est pas anodine. La théorie des besoins a ainsi pris son essor simultanément dans deux espaces géopolitiques violemment opposés dans leur manière de répondre aux besoins de leurs ressortissants : l’Europe de l’Ouest capitaliste pour Gorz, avec le consumérisme débridé des Trente Glorieuses (son gaspillage, son inconséquence environnementale), l’Europe de l’Est soviétique pour Heller, où une bureaucratie hors-sol a imposé une dictature sur les besoins qui se traduisait par l’économie de la rareté et la douloureuse expérience des files d’attente.

Le beaucoup trop, et le trop peu ; des deux côtés, au fond, ce qui ressemble à une même séparation néfaste : les individus, dépossédés de la souveraineté sur la production, sont privés de la possibilité d’arbitrer ensemble une question centrale dans toute société : quels besoins doivent être satisfaits, et à quelles conditions ?

L’approche de Razmig Keucheyan consiste à entrer dans cette problématique par le biais de la consommation, et à proposer des pistes stratégiques pour surmonter cette séparation, en renouant par exemple avec le répertoire d’actions des associations de consommateurs, nées au début du XXème siècle, qui se proposaient explicitement d’infléchir les conditions et les objectifs de production en travaillant de concert avec les syndicats de travailleurs. Le capital et l’Etat ont tout fait, au cours du XXème siècle, pour rompre cette dangereuse alliance – et ils y sont parvenus : en France, depuis les années 50, les associations de consommateurs ne reçoivent leur agrément qu’à la condition d’être « indépendantes » des syndicats. Il y a là un obstacle législatif à dénoncer et à renverser, de même qu’il y a des luttes à mener qui peuvent nous sembler triviales, et qui pourraient pourtant être décisives : l’allongement de la durée légale de garantie, par exemple, porté à dix ans, changerait radicalement la face de la société qui le mettrait en oeuvre. Les biens seraient conçus et produits pour durer, bien des ressources seraient économisées, le secteur de la réparation deviendrait florissant, et nous n’achèterions pas tant des marchandises que des usages projetés dans le temps…

Bien sûr, de telles luttes se heurteront à l’hostilité de l’industrie, et de l’Etat qui tend à soutenir les intérêts du capital : il ne faut pas seulement être stratèges, il faut être déterminés, et ne pas redouter la conflictualité qui en découlera. Sur ce point, Razmig Keucheyan est catégorique : la crise environnementale ne sera pas résolue par une illusoire « réconciliation » de l’humanité par delà les intérêts de classe. La lutte des classes doit au contraire être approfondie, qui opposera, comme toujours, d’un côté, ceux qui ont intérêt au changement ; de l’autre, ceux qui ont intérêt au statu quo. 

Judith BERNARD

Durée 67 min.

Une réponse à “Les Besoins artificiels”

  1. Paul Balmet

    Ce que dis Razmig Keucheyan vers la fin de l’émission sur les clusters logistiques est tout à fait important. Au sujet de « qu’est-ce qu’on fait après que les Amazon’s soient tombés à la suite d’un mouvement de grève + boycotte », c’est à mon sens l’un des axes stratégiques les plus puissants et important à investir pour créer des espaces non-capitalistes influents et pérennes et c’est l’un des objets de la fédération CoopCycle dont je fais parti. Nous avons adressé le secteur de la cyclo-logistique par l’intermédiaire du capitalisme de plateforme de la livraison de plateau repas à la maison (Uber eat et compagnie) et fournissant une plateforme qui permet de faire pareil, mais sans l’intermédiaire d’une plateforme propriétaire puisque le code de CoopCycle est ouvert (l’algorithme est public) et accessible aux coopératives et aux associations (critère d’exclusion des entreprises non-gouvernées par leurs salariés). Cela a permis de créer un réseau de coopératives et d’association qui, loin de faire uniquement de la foodtech, utilisent la plateforme pour faire de la logistique du dernier kilomètre (activité rentable contrairement à l’autre). Cela permet à la fois de relier le précariat éloigné des structure de lutte, de développer un système fédératif basé sur la cotisation pour salarier le travail dans les communs et de connecter l’ensemble avec l’institution publique dans un projet économique non capitaliste. Cela étant, à partir du moment où on est capable de faire la logistique d’acheminement des marchandises de façon non capitaliste, on peut penser la suite de services qui va avec et, plutôt que d’être basée sur l’exploitation d’une masse de travailleurs précaires, reproduit en synergie avec cette chaine logistique vertueuse un Amazon contrôlé par les libraires et les autres par exemple.

    Merci pour l’émission !

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