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Faire justice

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Il ne fait aucun doute que les collectifs militants progressistes veulent faire le bien ; il est pourtant observé qu’ils font souvent du mal… à leurs propres membres. Qu’il s’agisse de petits collectifs très radicaux ou de grandes formations politiques plus institutionnalisées, des violences – notamment sexistes et sexuelles – s’exercent fatalement entre leurs membres : ce sont les violences du monde qu’ils combattent, et qui traversent les individus et les groupes même les plus déterminés à s’émanciper. Mais ce sont aussi les violences fomentées par ces groupes eux-mêmes pour tenter de répondre à ces violences « exogènes ».
Dès lors qu’un abus est dénoncé et entendu, des sanctions sont adoptées, qui entendent « faire justice », en lieu et place des tribunaux, soupçonnés d’être défaillants ou complices de la violence. Mais « faire justice » se confond souvent désormais avec un geste de vengeance où entrent beaucoup de fantasmes et de mise en scène de la purification : l’auteur présumé du fait de violence tient lieu de bouc émissaire, sa mise au ban et sa condamnation à l’infâmie laissent croire à une catharsis par laquelle le collectif se purge du mal, incarné tout entier dans un individu auquel ni les droits de la défense ni les chances d’une auto-transformation ne sont accordées. Ce spectacle d’une fausse justice n’aura permis ni au collectif d’examiner les causes structurelles, y compris dans ses propres fonctionnements, ayant permis le passage à l’acte, ni à l’auteur présumé de se hisser hors d’une position strictement défensive pour accéder à la conscience réelle de sa part de responsabilité. Ni le progrès, ni la justice, n’auront véritablement été servis dans ces gestes surtout conçus pour assouvir collectivement le désir de vengeance de la victime et pour donner le spectacle de la purification.
L’ouvrage d’Elsa Deck Marsault, Faire justice. Moralisme progressiste et pratiques punitives dans la lutte contre les violences sexistes, examine ces violences justicières à la loupe. C’est de sa fréquentation des collectifs queer et féministes qu’elle tire cette connaissance intime des mécanismes punitifs et de leurs effets délétères. C’est de son expérience aussi en tant co-fondatrice du collectif Fracas, qui intervient pour aider à la prise en charge des conflits et des violences intracommunautaires, qu’elle tire son expertise d’une pratique alternative de la justice, celle-là transformatrice : il s’agit alors de se saisir d’un fait de violence comme d’une opportunité pour le collectif. Opportunité pour examiner ses propres dysfonctionnements, affronter ses contradictions, travailler à les transformer. Cela suppose une pratique de la discussion qui ne refuse pas le conflit mais l’assume au contraire comme un moment constructif de vérité ; cela suppose de faire front, et de ne pas céder aux sirènes de « l’épistémopolitique de la vulnérabilité ».
L’ouvrage est passionnant et libérateur : parce qu’il propose une analyse profonde des logiques néolibérales qui nous ont amenés à ces dérives identitaires où la revendication de la condition de victime et la punition individuelle tiennent lieu de puissance politique ; parce qu’il ouvre une voie alternative pour renouer avec notre force révolutionnaire. Et parce qu’il offre un saisissant exemple de ce que les marges, dans leur radicalité, ont à nous apprendre : les collectifs queer et féministes où Elsa Deck Marsault fait ses armes, loin de constituer une périphérie marginale, font ici office de coeur radioactif, irradiant largement au delà de leurs cercles d’activité. Les situations que l’autrice décrit consonnent spectaculairement avec les cas de violences survenus dans des mondes infiniment plus médiatisés ; les approches alternatives qu’elle documente esquissent des voies salutaires où les grandes organisations politiques seraient bien avisées de puiser leur inspiration.
Il n’est que de voir l’accueil immédiatement remarquable accordé à son livre : à peine sorti, il fait l’objet de rencontres et de discussions en d’innombrables lieux où son autrice est attendue. C’est bien que son geste, à la fois profondément analytique et puissamment subversif, était urgent et nécessaire.
Judith BERNARD
4 réponses à “Faire justice”
Merci de cet entretien , Pièces et main d’oeuvre vient de publier un article sur le comportement queer à un rassemblement estival anarchiste: cela vaut le détour et les comportements individualistes sont à combattre car ils induisent une dilution des luttes , comme l’a fait très justement J B . Si ces groupuscules continuent leurs autodafés et y croient , ils sont plus proches des néonazis que de l’émancipation . Pour les Verts kakis, on ne touche pas au franco-allemand qui continue à dégoiser avec l’argent des contribuables et le soutien des médias néolibéraux dont la pédophilie ne gêne pas .Il est vrai que tous nos hommes et femmes politiques ne feront jamais de travail d’éveil , car ils seraient obligés d’arrêter leur carrière…
Émission passionnante, merci.
Je n’ai pas lu le livre mais il me semble les cas de harcèlement scolaire sont souvent (mal)traités de la même manière : médiatisation et urgence. Alors que loin du tumulte …
https://www.cafepedagogique.net/2023/06/13/un-cpe-ne-devrait-pas-dire-ca-3/
PS je n’arrive pas à rendre le lien actifPassionnant. Ce livre m’a fait beaucoup réfléchir. J’espère qu’elle travaille déjà au prochain !
Entretien très intéressant qui me semble faire l’impasse sur l’aspect moral : une humanité nous oblige à rendre justice en ayant néamoins un certain devoir de respect pour les agresseurs, et plus globalement à faire bien attention à ne pas accuser les hommes uniformément dans nos discours (un bourgeois n’est pas un prolo ou un indigène dans le rôle de maintien du patriarcat, et même un bourgeois n’est que le maillon d’une grande chaîne à défaire, ainsi accuser « les hommes » me semble à la fois inutile et pouvant dériver sur une violence injuste comme de la présemption de culpabilité et justement cette « terreur », et je pense que presque personne ne parle de cette violence dans le champ intellectuel à gauche), ni accuser à tort une personne (l’aspect de terreur souligne la possibilité de ces accusations qui pourraient être fausses), et plus globalement remettre en question la logique punitive chrétiennisante chez les militants (que faire une fois l’accusé reconnu bel et bien agresseur?). Le fait que la personne interwiewée parle de « terreur nécessaire » me semble aller à l’encontre de tout ce qu’elle dit auparavant d’un point de vue moral. Maintenant que nous voyons que la punition, l’accusation générale des hommes dans le discours, et la présemption de culpabilité, qui peut avoir des dérives, ne sont pas efficaces pour faire diminuer les violences sexistes et sexuelles, ne serait-ce pas un argument de plus pour sortir de la logique punitive non pas seulement pour ne pas collaborer avec les institutions, mais également pour tout simplement être moralement juste, par un devoir de respect de l’humanité. Ne pas aspirer à une terreur, mais espérer une vraie justice, c’est-à-dire avec devoir de vérité et en sortant de la logique punitive.
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