Uber, auto-entrepreneurs et nouveaux prolétaires
Aux Sources
Sarah Abdelnour
Mon invitée de la semaine est sociologue et enseignante à l’Université Paris-Dauphine. Elle décrypte avec un esprit didactique les évolutions de l’exploitation capitaliste, à l’heure d’Uber, du chômage structurel et de la précarisation généralisée du travail. Sarah Abdelnour est l’autrice de deux ouvrages. Dans Les nouveaux prolétaires (Textuel, 2018), elle retrace l’histoire de la condition salariale, avec ses phases de progrès social, de conquête de droits, mais aussi de régression, sous l’emprise de la logique néolibérale. Au passage, elle déconstruit le mythe de la disparition de la classe ouvrière, qui constitue encore un tiers de la population active masculine. Et elle montre combien, derrière le vocabulaire lénifiant des managers, qui gomment la subordination des salariés à leurs chefs en mettant sur le même plan les « collaborateurs », le monde du travail demeure profondément éreintant : plus de la moitié des employés sont exposés à une forme de pénibilité physique, neuf embauches sur dix se font en CDD ou en intérim, les inégalités de revenu ne cessent de croitre. Sans parler des femmes, dont le travail domestique peine toujours à être reconnu et dont le travail professionnel est payé 25% de moins que celui des hommes, ni des travailleurs immigrés, assignés aux tâches les plus éprouvantes et peu protégés par le droit.
Son second livre, Moi, petite entreprise (PUF, 2017), est issu d’une enquête de terrain de plusieurs années auprès des auto-entrepreneurs. Ce dispositif permet à n’importe quel jeune, retraité, chômeur ou salarié de créer sa propre affaire, en bénéficiant de facilités administratives et d’avantages fiscaux. Instauré en 2008 sous l’égide de Sarkozy, le régime de l’auto-entrepreneuriat a connu un succès phénoménal (plus d’un million de Français s’y sont inscrits). Mais, si certains espéraient ainsi échapper aux affres du salariat, Sarah Abdelnour montre combien ils déchantent rapidement. Car, croyant gagner en autonomie (dans le choix de leurs horaires, de leurs vacances, de leur lieu de travail, dans l’absence de chef), les auto-entrepreneurs perdent surtout en confort matériel : plus de 90% d’entre eux gagnent moins que le SMIC et tous perdent les acquis sociaux du salariat. L’auto-entrepreneuriat, dispositif initialement promu par la droite la plus libérale pour détricoter le modèle social français, puis repris benoitement par la « gauche » socialiste, constitue souvent une forme de salariat déguisé permettant à l’employeur de contourner le droit du travail. Les auto-entrepreneurs appartiennent donc, dans leur grande majorité, à la classe des nouveaux prolétaires.
Mais ces derniers, à l’instar des chauffeurs Uber ou des livreurs Deliveroo, ne se laissent pas écraser par le rouleau-compresseur néolibéral. Face aux plateformes numériques (en fait, des multinationales), les nouveaux prolétaires s’organisent et inventent des modes de résistance. Certes, le taux de syndicalisme a chuté, ainsi que le nombre de journée de grèves et le vote communiste. Mais, d’autres indicateurs invitent à ne pas proclamer précipitamment la fin de la lutte des classes. Sarah Abdelnour l’explique à merveille.
Bon visionnage !
Manuel Cervera-Marzal