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Notre fascination pour les grands hommes

Aux Sources

Vincent Martigny

Je sais que Barack Obama n’a pas fermé Guantanamo, qu’il a poursuivi les lanceurs d’alerte comme Chelsea Manning et Edward Snowden, qu’il a offert l’impunité aux banquiers responsables de la crise de 2008 qui a plongé des millions d’Américains dans la misère, que sa réforme de santé, l’Obamacare, a essentiellement profité aux compagnies d’assurance privée et qu’il n’a rien entrepris de sérieux contre le réchauffement climatique. Pourtant, quand je pense à lui, ce n’est pas son désastreux bilan politique qui me vient à l’esprit, mais sa classe légendaire, son aura, son humour, son bagout, cet incroyable charisme qui fait oublier tout le reste, à commencer par les inégalités sociales et raciales qui se sont creusées sous son mandat. Ce type est fascinant et la fascination est aveuglante.

Slavoj Zizek a dit un jour une chose qui m’a fait rire mais qui me tracasse : « Je suis comme tous les gauchistes : défenseur du peuple mais fasciné par les stars ». Aujourd’hui, les stars ne sont plus uniquement sur les planches de l’Olympia ou la pelouse du Stade de France. Elles résident à l’Elysée, à la Maison Blanche et dans les palais présidentiels. Obama a fait école. Au point que Trump, qui lui est politiquement si éloigné, partage avec son prédécesseur ce statut de showman. Les chefs d’Etat ne se contentent plus de fréquenter les célébrités, ils veulent être des célébrités. Ils s’en donnent les moyens via un titanesque travail de mise en scène et de communication. Et leurs efforts sont payants, quand on voit que Obama a plus de followers que Madonna et Macron que Mbappé.

La figure du grand homme a certes toujours existé, de Périclès à César, de Roosevelt à De Gaulle. Mais, depuis une décennie, elle se généralise au sein même des Etats de droit. Dans la famille libérale, le chef s’incarne souvent dans la figure du gendre idéal (Obama et Macron, mais aussi Justin Trudeau ou Pedro Sanchez), tandis qu’à l’extrême-droite, il prend les traits d’un homme de poigne, surjouant sa virilité pour mieux dompter son peuple (Trump, Salvini, Bolsonaro et Orban). Où est le problème, demandent ceux qui appellent de leurs vœux le retour d’un homme fort, apte à nous sortir de la crise économique, sociale, politique et écologique qui a déjà commencé ? Le problème, comme l’explique mon invité de cette semaine, le politiste Vincent Martigny, dans son passionnant ouvrage au titre machiavélien, Le retour du Prince (Flammarion, 2019), c’est justement que ces politiques rock stars ne sont pas dans l’action mais dans le spectacle, pas dans le changement mais dans les apparences. Ces nouveaux Princes font disparaître la raison au profit des émotions. Les projets remplacent les programmes. Avec eux, la politique n’est plus une activité visant à transformer le monde mais du théâtre, du théâtre kitsch, par dessus le marché.

Cette ultra-personnalisation du pouvoir sape les fondements même de la démocratie en faisant oublier que cette dernière est avant tout une aventure collective. Le leader tente d’établir un lien direct avec le peuple, en court-circuitant les corps intermédiaires, en affaiblissant les contre-pouvoirs et en fragilisant les journalistes. Nous sommes victimes mais complices. En laissant à l’homme providentiel le soin de gouverner seul le navire, en nous complaisant du storytelling que le chef délivre avec la complicité de médias soucieux de faire grimper leur audience plutôt que d’éveiller les consciences, les spectateurs que nous sommes abdiquent leur responsabilité démocratique. Notre désir d’avoir des chefs fait écho à notre désir de nous affranchir de nos devoirs citoyens. Pour inverser la tendance, souligne Vincent Martigny, il existe heureusement une foultitude d’expériences sur lesquelles prendre appui – mécanismes de démocratie participative, assemblées citoyennes tirées au sort, mouvements des places. Ces expériences témoignent, chacune à leur manière, du désir d’horizontalité qui traverse notre époque et qui peut endiguer – à condition que ce désir se traduise par des actes – le processus de verticalisation du pouvoir.

Bon visionnage !

Manuel Cervera-Marzal

Aux Sources , émission publiée le 27/07/2019
Durée de l'émission : 77 minutes

Regardez un extrait de l'émission