L'intellectuel, une espèce en voie de réinvention
Aux Sources
Jean-Marie Durand
C’est peu dire qu’à Hors-Série le sort des intellectuels nous préoccupe. Nous leur donnons la parole chaque samedi. Au-delà de leurs œuvres, c’est aussi leurs conditions de vie et de travail qui nous intéressent. Laura Raim interroge régulièrement les ressources (matérielles, économiques, institutionnelles) qui permettent aux penseurs de penser. Pour ma part, j’ai récemment reçu l’historienne Sarah Al-Matary pour examiner les ressorts des discours anti-intellectualistes. Aujourd’hui, pour prolonger la réflexion, j'accueille Jean-Marie Durand, journaliste indépendant et auteur aux éditions de la Découverte d’Homo intellectus. Enquête (hexagonale) sur une espèce en voie de réinvention. Mon invité a couvert la vie des idées durant des années pour les Inrockuptibles, en combinant recensions, entretiens et analyses de fond. Il propose aujourd’hui un précieux état des lieux de la scène intellectuelle française, qui échappe à deux écueils courants de ce type de livres. Le premier consiste à réduire cette scène à quelques idoles et au récit épique de leurs joutes théoriques. Le second consiste à s’enfermer dans la déploration d’un milieu intellectuel français en déclin, qui n’aurait rien produit de nouveau depuis Bourdieu et Foucault, qui serait devenu inaudible dans le débat public, et qui aurait été marginalisé sur la scène internationale.
Jean-Marie Durand part d’un constat lucide, celui de la fragilisation des intellectuels français. Leur statut économique s’est dégradé à mesure que l’université a été dépecée et qu’a enflé la précarité. L’audience des sciences humaines et sociales s’est réduite à mesure que les médias leur ont fermé leurs portes. Pour éclairer un sujet de société, qu’il s’agisse de terrorisme, d’éducation ou de chômage, on convie en plateau un sondeur plutôt qu’un sociologue, un expert en communication plutôt qu’un historien ou encore un chercheur en neurosciences plutôt qu’un philosophe. Au mieux inutiles, au pire « complices » d’un islamisme qu’elles « excusent » en cherchant à l’expliquer, les SHS ont mauvaise presse. L’hyperspécialisation des disciplines et des objets conduit les chercheur.e.s à s’enfermer dans des niches qui les empêchent d’aborder les questions globales, qui dépolitisent leurs travaux et qui les rendent inoffensifs. Pourtant soucieux de dénaturaliser le social, de traquer les fausses évidences et de participer à la remise en question de l’ordre établi, les intellectuels finissent à leur insu par ratifier cet ordre en proposant au mieux quelques améliorations homéopathiques. D’ailleurs, le ton guerrier et la culture du clash qui se répandent entre intellectuels ne sont-ils pas le symptôme d’une communauté qui se déchire à mesure qu’elle s’atrophie ?
Mais cette crise est aussi l’occasion d’une réinvention. Un nouveau modèle de l’intellectuel se dessine, avec l’émergence de générations moins charismatiques, totalisantes et engagées que leurs aînés, mais peut-être aussi plus collectives, plus inventives et plus mobiles. L’université s’ouvre aujourd’hui sur la cité, par l’entremise notamment du théâtre, des arts, du militantisme, des sciences citoyennes ou encore de festivals d’idées et de lieux hybrides. De nouvelles pratiques d’écriture se déploient. L’interdisciplinarité est souvent pratiquée de fait, sans attendre les injonctions des agences d’évaluation bureaucratiques de la recherche. Les médias spécialisés dans la vie des idées (France culture, Sciences humaines, il y a encore peu Ce soir ou jamais !, pour ne citer que trois exemples qui cachent une myriade d’autres supports plus discrets mais tout aussi stimulants) atteignent des niveaux d’audience plus qu’honorables, qui font pallier de jalousie la concurrence. « Où sont passés les intellectuels ? » Ils sont là, il suffit d’ouvrir les yeux, répond Jean-Marie Durand dans ce livre fondé sur une connaissance intime du milieu de la recherche, auquel ce journaliste a consacré plusieurs années d’une enquête méticuleuse.
Bon visionnage !
Manuel Cervera-Marzal