La révolte de la psychiatrie
Aux Sources
Mathieu Bellahsen
Comment bien faire son travail quand on évolue dans une institution où tout est fait pour nous en empêcher ? Comment remplir sa mission quand on ne nous en donne pas les moyens ? Comment rester fidèle à nos valeurs quand, réforme après réforme, les gouvernements s’acharnent à faire de nous des machines à fric et des administrateurs de souffrance ? Comment faire preuve de bienveillance quand la frénésie de l’évaluation vient polluer votre métier ? Nous sommes nombreux à nous poser ces questions, à être travaillés par ces contradictions, à osciller entre la honte, la rage et le désespoir. Cheminotes, agents de Pôle emploi, postières, enseignantes, chercheuses, avocates, urgentistes, aides-soignantes, infirmières. La liste inclut aussi les psychiatres de secteur. Aujourd’hui, je reçois l’un d’eux, Mathieu Bellahsen, co-auteur avec Rachel Knaebel et Loriane Bellahsen de La révolte de la psychiatrie. Les ripostes à la catastrophe gestionnaire (La Découverte, 2020).
Ce livre a été publié quelques jours avant le début du confinement. Il revient sur les origines de la psychiatrie et sur les potentialités émancipatrices de cette discipline qui, par l’attention qu’elle porte à la personne et à sa parole, se différencie des autres branches de la médecine. Le psychique prime sur le neuronal. Soigner la maladie, c’est d’abord soigner le malade. Mais « soigner les malades sans soigner l’hôpital, disait Jean Oury, c’est de la folie ». D’où la nécessité de rompre avec le modèle asilaire, décrit par Foucault dans son Histoire de la folie à l’âge classique. Ainsi, dans l’ébullition contestataire des années 1960, s’invente en France une psychiatrie expérimentale, à l’hôpital Saint-Alban et à la clinique de La Borde. Dans le même temps, l’Etat met en place une psychiatrie de secteur, qui prend en charge les patients en milieu ouvert, avec une continuité entre leur lieu de vie et leur lieu de soin. La psychothérapie institutionnelle et la psychiatrie de secteur participent à une même remise en cause de l’enfermement et de la contrainte. Mais, depuis trois décennies, ces pratiques sont sournoisement revenues en force. Dans les hôpitaux français, le nombre de recours à la contention et à l’isolement a explosé. A quoi s’ajoutent le fichage des personnes hospitalisées sans consentement (désormais amalgamées avec des terroristes en puissance) et la propagation de mesures attentatoires aux libertés des soignés, dans des proportions dramatiquement décuplées depuis l’arrivée du covid.
Ce tournant sécuritaire est étroitement lié aux réformes qui ont frappé la psychiatrie publique. La recette est connue, elle se résume à deux ingrédients : l’asphyxie budgétaire et le manque de moyens d’un côté ; le new public management et la politique du chiffre de l’autre. Ce rouleau-compresseur néolibéral a trouvé un précieux allié dans la montée en puissance des neurosciences. A coups de promesses révolutionnaires, l’imagerie du cerveau a imposé ses méthodes et sa conception de la maladie mentale. Il faut écouter mon invité pour comprendre combien l’hégémonie des neurosciences est problématique. Il ne conteste pas la neuropsychiatrie en soi, c’est à sa logique hégémonique qu’il s’en prend. Cette hégémonie conduit à remplacer les soignants par des applications smartphone, à exclure de la société les malades qu’elle prétend inclure et, surtout, à faire l’impasse sur ce qui relève de la relation humaine, de la parole, de l’échange, en raison d’une conception étroitement biologique de la psyché.
Au fond, Mathieu Bellahsen et ses co-autrices proposent de repolitiser la psychiatrie. Au moment où, confinement oblige, nous avons été privés de la possibilité de nous rassembler et d’agir, cette exigence politique tombe à pic. L’aliénation mentale et l’aliénation sociale ne doivent pas être confondues. Mais elles ne doivent pas non plus être dissociées. Quel lien se noue entre elles ? C’est la question de cette émission. Bon visionnage !
Manuel Cervera-Marzal