L'État radicalisé : gouverner par la guerre
Aux Sources
Claude Serfati
Émission conçu et animé par Tarik BOUAFIA
En 2021, la tribune des généraux fait grand bruit. S’en prenant pêle-mêle à « l’indigénisme », au « racialisme » et aux « théories décoloniales », les militaires en retraite ciblent ouvertement les ennemis intérieurs : « l’islamisme et les hordes des banlieues ». Loin d’être minoritaire, l’idée que l’armée se doit d’être la garante de la stabilité et de l’ordre public imprègne en profondeur l’institution militaire. Plus encore, la « grande muette » se perçoit de plus en plus comme la voix d’un « pays réel », traditionnel et catholique, assiégé par un « pays légal » cosmopolite, déraciné, dégénéré… Parallèlement, elle pèse de tout son poids pour influer sur les orientations stratégiques et la politique extérieure de la France. Elle pousse aux déstabilisations de régimes (Cote d’Ivoire, Libye…), aux ingérences, à la guerre… Le cas de l’intervention au Mali illustre parfaitement l’emprise considérable qu’exerce la hiérarchie militaire sur le pouvoir politique. Bien avant son déclenchement par François Hollande en janvier 2013, le chef d’état major particulier de Nicolas Sarkozy, Benoit Puga, avait fait pression pour que l’armée intervienne. De quoi remettre sérieusement en cause le storytelling des « colonnes de djihadistes » prêts à déferler sur Bamako.
C’est que le Sahel constitue un enjeu stratégique pour Paris. Il est non seulement une vitrine pour les armes et les technologies françaises mais aussi et surtout un des derniers espace géopolitique où la France pèse encore. Une réalité contestée par la concurrence grandissante de puissances comme la Turquie, la Chine ou la Russie.
Durcissement sécuritaire d’un côté, activisme militaire de l’autre : voilà les deux piliers d’un Etat radicalisé que Claude Serfati analyse dans cet important ouvrage.
Economiste, il consacre par ailleurs une partie essentielle sur les conséquences désastreuses de la centralité de l’industrie de l’armement sur le reste de l’économie française. Chiffres et tableaux à l’appui, il s’emploie à démonter un par un une série de mythes : la production d’armes serait « 100% nationale et non délocalisable », les exportations entraineraient de nombreuses créations d’emplois tandis que le déficit commercial abyssal de la France serait comblé par la vente d’armes à des pays étrangers.
Mais plus encore, cette obsession française pour l’armement entraîne une marginalisation, un appauvrissement généralisé du reste du tissu industriel francais. Que ce soit l’électronique, l’innovation technologique ou l’intelligence artificielle, tout est capté au profit du complexe militaro-industriel. Ainsi, en 2018, le chiffres d’affaires de la production d’armes (22 milliards d’euros) et les effectifs salariés (88000) étaient respectivement sept fois et vingt-deux fois supérieurs à la fabrication d’équipements médicaux.
Rompant avec un certain économicisme tout en privilégiant une lecture et une analyse marxiste, Claude Serfati redonne à la géopolitique, à la guerre et à l’impérialisme une place centrale, indispensable pour comprendre le monde qui vient.
Tarik BOUAFIA