Aux origines des pensées décoloniales
Aux Sources
Lissell Quiroz
Émission conçue et animée par Tarik BOUAFIA
En 1992, l’Amérique latine s’apprête à célébrer en grande pompe le cinquième centenaire de sa « découverte » par les européens. Des siècles de colonisation auraient alors accouché d’un continent bercé par la douceur du métissage, de la diversité culturelle et du syncrétisme. Mais les contre manifestations organisées par les peuples autochtones et afro-américains viennent fracasser ce grand récit apologétique. Rappelant la violence inouïe déployée par les conquistadors, l’anéantissement des peuples et de leurs cultures, le pillage et la surexploitation, les subalternes questionnent l’histoire à rebrousse-poil et font entendre la vision des vaincus. Ces mobilisations constituent un moment décisif dans l’élaboration des pensées décoloniales. Partant des résistances de « ceux d’en bas », de nombreux intellectuels latino-américains (philosophes, historiens, sémiologues…) s’engagent dans une entreprise de démolition méthodique et redoutable du « mythe européen de la modernité » et de ses conséquences supposées émancipatrices pour l’humanité.
Profondément liée au colonial et à l’idée de race, la modernité doit être comprise comme un phénomène relationnel et dialectique qui voit l’Europe s’ériger et s’affirmer comme le centre du monde en procédant à la négation et à la suppression de l’Autre. Comme l’écrit Enrique Dussel : « L’autre dans sa spécificité est nié comme autre et il est aliéné, obligé, contraint de s’incorporer à la totalité dominatrice comme une chose, comme un instrument, comme un opprimé ». L’ego cogito de René Descartes apparait alors comme la formulation théorique, l’expression métaphysique de cet ego conquiro qui exerce sur le terrain colonial un déchainement de violence et une liberté absolue, préfiguration d’un individualisme libéral en gestation.
À travers le concept de colonialité (du pouvoir, du savoir, du genre, de l’être, de la nature…), les théoriciens décoloniaux offrent par ailleurs un puissant outil analytique pour comprendre la dévastation multidimensionnelle engendrée par la modernité et sa persistance jusqu’à nos jours. Certes, l’Amérique latine a joué un rôle fondamental dans la formation du système-monde capitaliste en tant que pourvoyeuse de matière première pour l’industrie naissante. Or, on ne saurait réduire la séquence ouverte par 1492 à cela. En effet, la colonialité du savoir par exemple, comprise comme « la répression des formes autres de production de la connaissance » et l’imposition de savoirs et d’un système de valeurs eurocentrés constituent une des manifestations d’un « épistémicide » et d’un processus de « totalisation totalitaire » mise en œuvre par la tradition philosophique moderne européenne.
Malgré les dévastations causées par cette civilisation de Mort, les nombreuses et multiples formes de résistances qui ont jalonné l’histoire d’Abya Yala* depuis cinq siècles témoignent de cette détermination sans faille à maintenir la Vie. L’ouvrage de Philippe Colin et Lissell Quiroz, formidable synthèse sur la révolution engendrée par les théories décoloniales, permettent de penser et d’entrevoir la sortie de ce long cauchemar débuté en 1492.
*« Terre de pleine maturité » Nom donné au continent par les organisations autochtones depuis 1992.
Tarik BOUAFIA