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Marco Ferreri

Dans Le Film

Gabriela Trujillo

A l'heure où les salles de spectacle, les cinémas et les musées sont plongés dans une interminable nuit, les discours en faveur de la culture, de sa puissance émancipatrice, fleurissent dans les médias - au nom de notre besoin d'évasion, de collectif, de sociabilité, de poésie... A force, il y a des jours, beaucoup de jours, où ces discours m'irritent, où je ne peux que rejoindre le constat, opportun et malicieux, qui est inscrit sur la couverture de l'essai que vient de faire paraître Gabriela Trujillo, notre invitée : "Marco Ferreri, le cinéma ne sert à rien" (éd. Capricci, 2021).

Oui il y a des journées entières où le cinéma (comme le reste) ne sert à rien - il peine à nous sortir de notre hébétude sociale, intime, politique. Au bout de presque un an de cette situation qu'on n'a déjà plus envie de nommer, on regarde souvent un film, on lit quelques pages d'un livre pour meubler, placer des images ou des phrases entre nous et le mur d'en face. D'un côté une carence en réel, de l'autre une overdose de fictions qu'on n'arrive plus à avaler.

Beaucoup ont souligné ce sentiment que les oeuvres, les livres, les films avaient un goût de dépassé : lire ou voir des gens s'embrasser, se parler, se promener après 18 heures et sortir dans les bars, est devenu obsolète, irritant, comme si tout se tramait dans une insouciance pénible qui ne prend pas en charge notre lassitude, notre fatigue, notre manque d'envie d'y croire. L'écran, la page, ne cachent plus un mur, ils deviennent le mur - littéralement, nous butons dessus.

Et puis, l'horizon s'est dégagé. Il y a eu ces longues semaines à découvrir l'oeuvre de Marco Ferreri, à me plonger dans le livre de mon invitée et dans cette filmographie qui me fait l'effet d'un immense éclat de rire désespéré, ces fictions immergées dans un réel impur, ces plages entêtantes, ces machines désirantes, ces fous éclatants. Des hommes qui ont une obsession : acquérir une voiture pour handicapé (La petite voiture), parler au Pape (L'Audience), savoir quelle quantité d'air un ballon peut contenir avant d'éclater (Break-up). Cet homme amoureux de son porte-clé qui lui dit "I Love you", cet autre qui traîne dans son appartement, une nuit, et qui assemble les pièces d'un revolver (Dillinger est mort). Ces copains qui se rassemblent pour un grand suicide gastronomique (La Grande bouffe).


Et puis les femmes, celles qui ont besoin des hommes ou qui n'en ont plus du tout besoin, celle qui ne veut pas d'enfant dans un monde ravagé par une épidémie (La semence de l'homme), cette femme qui tue le chien de l'homme qu'elle aime et décide de prendre la place du chien (Liza), et une autre encore, qui veut se constituer un harem (Le Harem). Les vieilles, les trop belles, les femmes à barbe. Voilà sans doute les fictions qu'il nous faut, comme si l'absurdité, l'excès, l'outrance faisaient basculer les histoires dans une dimension supérieure, une fréquence tellement aberrante que notre imaginaire parvient enfin à les capter - oui, sans doute que maintenant, l'insensé fait sens, la farce ferrerienne nous paraît être le minimum syndical pour qu'on commence à s'intéresser à ce qu'on nous raconte.

Il faut absolument voir les films de Marco Ferreri, parce qu'ils ne racontent pas simplement des histoires, mais montrent ce qu'il faut de force critique et d'obstination pour pouvoir en raconter encore une, une toute dernière, dans un monde "fragile et en deshérence, vidé de ses idéaux politiques, qui guette sous le vernis du monde matériel" comme l'écrit Gabriela Trujillo. Un monde qui paraît bien trop étriqué pour accueillir les trajectoires affolées des personnages, et qui ne semble offrir qu'un nombre limité d'expériences - toutes les mêmes, toutes petites - ce qui fait forcément naître l'envie de défier ces limites, de voir quelle quantité de folie furieuse ce monde-là peut contenir. Et c'est là, toujours, que la fiction commence chez Ferreri.

Alors oui, et ce n'est pas qu'une formule journalistique, il est assez urgent de découvrir Marco Ferreri, secret trop bien gardé qu'il s'agit désormais de vous présenter : le livre de Gabriela Trujillo en est la porte d'entrée idéale, généreuse, limpide et profonde, et à sa suite, on est très heureux de la recevoir pour vous parler de cette oeuvre sulfureuse, incroyablement visionnaire et inquiète.

C'était sans doute ça qui manquait à toutes ces films qu'on regardait du bout des yeux : l'inquiétude, le malaise, le pressentiment de la disparition de l'homme, l'effondrement, l'incompréhension entre des femmes qui s'émancipent toutes seules et des hommes qui n'y comprennent plus rien. L'oeuvre de Ferreri accomplit la prouesse de constater que tout est foutu et qu'en même temps, tout reste ouvert, indécidable, qu'un grand désir qui se prend le mur du monde peut toujours cheminer vers les bords de mer. Ce bord de mer, c'est une image, un talisman qui enveloppe une idée, l'idée que le monde peut se dilater aux dimensions d'un élan intime, comme l'écrit notre invitée : "peu importe le scénario des films, c'est comme une pulsion, ça finit toujours au bord de la mer. [..] Car au bord de la mer, le futur est envisageable, l'espace rouvre le temps."

 

Murielle JOUDET


Filmographie sélective de Marco Ferreri :

- L'Appartement (1959)
- La Petite Voiture (1960)
- Le Lit conjugal (1960)
- Le Mari de la femme à barbe (1964)
- Break-up, érotisme et ballons rouges (1965)
- Le Harem (1967)
- La Semence de l'homme (1969)
- Dillinger est mort (1969)
- L'Audience (1971)
- Liza (1972)
- La Grande Bouffe (1973)
- Touche pas à la femme blanche! (1974)
- La Dernière femme (1976)
- Rêve de singe (1977)
- Pipicacadodo (1980)
- Le futur est femme (1984)
- I Love You (1986)
- La Chair (1991)
- La Maison du sourire (1991)
- Journal d'un vice (1993)

Films cités pendant l'émission : 

- Her - Spike Jonze (2013)
- Jeanne Dielman, 23, Quai du commerce, 1080 Bruxelles - Chantal Akerman (1975)
- Le Silence - Ingmar Bergman (1963)
 



 

Dans Le Film , émission publiée le 30/01/2021
Durée de l'émission : 114 minutes

Regardez un extrait de l'émission