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Le Dernier tango à Paris

Dans Le Film

Jean-François Rauger

Depuis sa sortie en 1971, Le Dernier tango à Paris a été résumé à une unique scène qui éclipse toutes les autres: celle de la "motte de beurre" où Jeanne (Maria Schneider) se fait violer par Paul (Marlon Brando) qui la sodomise en utilisant du beurre pour lubrifiant. Après Metoo, cette séquence a provoqué sur l'opinion médiatique un genre d'éblouissement, ou d'effet d'éclipse, qui a abolit l'espace symbolique du film. Ce qui s'est passé ce jour-là sur le tournage a rendu impossible tous les discours qui ne se positionnaient pas moralement. L'effet d'éclipse a eu raison de toute réflexion, a même déformé les faits : on a fini par dire que Maria Schneider avait été violée par Marlon Brando. On a lu tout ce qu'on pouvait lire là-dessus et on prend le temps d'y revenir longuement.

On a pensé cette émission dans le prolongement de celle que nous avons consacrée à Gérard Depardieu : ouvrir un espace qui permet autre chose que le verdict. Ce verdict oublie souvent une chose dans le cas du Dernier Tango : qu'il y a dans le film une femme qui lutte pour défendre son personnage, qui ne se laisse pas intimider par Brando (ils ont trente ans d'écart) ni par un auteur italien qui la méprise. Qui va jusqu'au bout, qui est inoubliable. Bref, en faisant de Maria Schneider rien d'autre qu'une victime, on lui a retiré son art, sa puissance, la tornade de vie qu'elle est et que le film documente. On a oublié de dire à quel point le film était sur elle, malgré tout. Et sur une figure de mâle puissant qui baisse les armes, se liquéfie, se dévirilise lentement, capitule bientôt devant une jeune femme.

On a donc voulu réconcilier deux choses qui ont tendance à s'opposer: l'appréciation esthético-cinéphile, et les conclusions auxquelles nous obligent absolument l'ère Metoo, événement qui amplifie notre compréhension des oeuvres, nous invite à être plus exigeant, plus précis, à dire moins de conneries sans doute. On a voulu penser le film comme un espace symbolique et espace de violence, sans qu'aucun des deux n'annule l'autre.

Et puis on se rendra vite compte que Le Dernier tango met en place une expérience de pensée qui intéresse largement notre époque et ce qui la travaille : un homme et une femme se rencontrent et tentent de s'aimer par-delà leur identité sociale. Ils ne se disent pas leur nom, ignorent tout l'un de l'autre. Puis, lentement et désespérément, l'identité revient, le langage, la classe sociale, le passé, l'envie de se raconter. C'est aussi la violence qui revient. Et à mesure que la société, dans toutes ses modalités, fait retour entre Paul et Jeanne, l'amour finit par imploser. Tabula rasa impossible, éden pré-social illusoire, violence incontournable.

Je n'en dis pas plus car l'émission est longue, deux heures : c'est sans doute le temps qu'il fallait pour un dialogue serein de deux personnes qui - j'y ai pensé après notre dialogue - ne sont pas du même sexe ni de la même génération, qui ne sont d'ailleurs pas d'accord sur tout, mais qui tentent d'atténuer un peu cet effet d'éclipse qui tétanise trop souvent la pensée.

Murielle JOUDET

Dans Le Film , émission publiée le 30/11/2024
Durée de l'émission : 120 minutes

Regardez un extrait de l'émission