Vaincre Macron
Dans le Texte
Bernard Friot
Judith Bernard
Vaincre Macron, c'est un ambitieux programme - mais qui a le mérite d'être d'une urgente actualité. A l'heure où les mouvements sociaux reprennent le devant de la scène pour tenter de contrer l'infernal train de "réformes" que le gouvernement macroniste entreprend de nous infliger, il importe de réarmer nos luttes pour sortir de la logique de défaite où se trouve piégée la contestation des travailleurs depuis plusieurs décennies. Ces défaites ne sont pas exclusivement le fait de la puissance et de la détermination du capitalisme à réduire tout ce qui lui fait obstacle ; elles résultent également d'une grande faiblesse stratégique dans le camp de la résistance à la "réforme", qui, en se victimisant, s'est mis à penser dans la langue de son adversaire. Bernard Friot est sur ce point intraitable - et particulièrement convaincant : il est urgent de changer de stratégie. Urgent par exemple, d'arrêter de réclamer un meilleur "partage" de la valeur, urgent de ne plus vouloir "une plus grosse part du gâteau". S'agissant de gâteaux, il faut changer de braquet : on ne veut pas "une plus grosse part". On veut la maîtrise de la boulangerie.
Il ne faut donc pas se contenter de revendiquer "des emplois" - s'ils ne sont que le dispositif par où nous fabriquons nos propres chaînes. En faisant de l'emploi valorisant du capital l'alpha et l'oméga de la production de la valeur et de l'accès au droit du travail, le capitalisme non seulement a verrouillé un système dont le capital sort forcément gagnant, mais il nous a imposé une manière de penser la production qui alimente les peurs xénophobes et racistes ; car les emplois sont nécessairement en nombre limité, nous incitant à nous représenter la production de valeur comme ce fâmeux "gâteau" qu'il faudrait se "partager" - et face auquel il vaut mieux ne pas être trop nombreux : dehors donc, les mangeurs surnuméraires !
C'est une véritable religion capitaliste qui a colonisé nos esprits : on nous a convaincus que la retraite était un repos mérité au titre des années passées dans l'emploi ("j'ai cotisé, j'ai droit"), on nous a convaincus qu'avec les chômeurs, les handicapés, les jeunes, il fallait être "solidaires" en proposant des minima sociaux ou des aides à l'insertion dans l'emploi comme autant d'aumones octroyées à des "improductifs". Penser et dire les choses comme ça, c'est rêver dans la langue capitaliste - c'est avoir perdu, sur toute la ligne.
Les retraités, les chômeurs, les jeunes, les parents ne sont pas improductifs ; ils produisent de la valeur hors de l'emploi et cela doit être reconnu par un salaire. Utopique ? Déjà là, répond Friot. Les retraités de la fonction publique sont en salaire continué, rémunérés à la hauteur de leur grade, c'est à dire de leur qualification, qui ne dépend pas des emplois qu'ils ont pu occuper. Les allocations familiales ont été initialement conçues et calculées comme du salaire (à partir du taux horaire d'un ouvrier spécialisé de la métallurgie) : élever des enfants c'est du travail, ça produit de la valeur, c'est rémunéré en salaire. Les indemnités de chômage ont été initialement conçues comme du salaire versé hors de l'emploi et non pas comme une allocation de ressources pour subvenir à des besoins. Toutes ces institutions initiales, forgées dans leur principe sinon dans les faits en 1946, que le régime général de la sécurité sociale résume et cristallise, ce sont des institutions communistes de la production, qui arrachent la valeur au capitalisme pour en rendre la maîtrise aux travailleurs - tous les travailleurs, qu'ils soient dans l'emploi ou hors de l'emploi, et qui doivent tous être reconnus comme producteurs de valeur économique.
Depuis, bien sûr, la contre-révolution du capitalisme n'en finit pas de tenter de démanteler cette offensive particulièrement subversive, et Macron est le dernier avatar de cette Réaction bourgeoise qui prétend défaire tout ce que les luttes des travailleurs ont fait. Mais pour le vaincre, il faut cesser de penser dans la langue du monde qu'il veut imposer ; il est urgent de devenir autonomes dans nos manières de penser, de dire, d'agir et de lutter - car l'autonomie, c'est le principe même de la souveraineté populaire qu'il s'agit de reconquérir sur le travail, la valeur et la production.