Contre le théâtre politique
Dans le Texte
Olivier Neveux
Judith Bernard
On a un peu honte. Quand on s'intéresse à la politique et qu'on fréquente les milieux militants, on ose à peine dire qu'on fait du théâtre : on a l'impression d'avouer une coupable faiblesse pour un art qui conjugue la ringardise et l'impuissance. On s'est si souvent ennuyé au théâtre qu'on comprend parfaitement que tant de ceux qui ont soif d'urgence et d'efficience s'en soient définitivement détournés - on ne va pas leur chercher querelle. Le théâtre forme ainsi un monde paradoxal où, sous des airs d'art déclamatoire, on se tait beaucoup : petit monde trop fragile pour polémiquer, trop soucieux de sa propre survie pour oser discuter de ses propres faiblesses.
Olivier Neveux a ce courage : il cherche querelle. Non pas à ceux qui s'en sont détournés - c'est bien leur droit - mais à ceux qui ont, en la matière, des responsabilités : ceux qui le financent, d'une part, et ceux qui le pratiquent, d'autre part. Professeur d'histoire et d'esthétique du théâtre à l'Ecole Normale Supérieure de Lyon, il est infaillible sur l'histoire du théâtre politique, comme sur l'évolution des politiques culturelles en France : il pose sur la production théâtrale contemporaine un regard extrêmement documenté, qui sait à la fois toute la puissance subversive dont le théâtre politique est capable, et toutes les misères à quoi il se laisse réduire, sous l'effet conjugué du mépris ignorant des politiques en charge de financer le service public de la culture, et des paresses insidieuses des artistes qui sont censés le faire vivre.
Car c'est surtout à eux, les praticiens, que se destine Contre le théâtre politique, son essai tout juste paru à la Fabrique. Le texte se propose comme une "contribution" à la réflexion, indispensable, dans un milieu gagné par une léthargie ou une pusillanimité suicidaires. "Il se destine aux innombrables personnes qui, ici et là, s'échinent à mobiliser le théâtre contre le monde". Olivier Neveux sait bien que le seul souci de la persistance absorbe une grande part de l'énergie des compagnies de théâtre et des lieux qui le diffusent : ce n'est pas seulement un "intellectuel" spécialisé dans la théorie théâtrale, c'est essentiellement un spectateur follement assidu, qu'on peut croiser dans les salles de spectacle plusieurs soirs par semaine, et puis encore dans des espaces de répétition, en compagnonnage étroit avec certains artistes dont il suit le travail de création. Cette fréquentation scrupuleuse lui vaut, dans le milieu, une affection et une estime considérables - pour tout dire, on le chérit.
Et on ne le chérit pas moins après avoir refermé son livre ; car la querelle semble chez lui une forme de l'amour. On lui sait gré de dire si bien toutes les questions qui nous hantent, d'articuler si nettement les problématiques qui nous travaillent. Dans l'océan ténébreux où nous naviguons à la seule lueur de nos désirs entêtés et de nos maigres certitudes, il allume quelques phares, fait mieux voir les écueils, signale les récifs qui pourraient nous être fatals.
Contre le théâtre politique s'offre ainsi à la fois comme un réquisitoire contre un attelage systématique et paresseux - celui du théâtre et de la politique comme s'il allait de soi, et qu'il suffisait de le déclarer pour servir et la politique, et le théâtre - et comme l'exhortation à renouer avec l'un et l'autre termes (contre, tout contre le théâtre politique), à se ressourcer à sa vitalité qui se soucie moins d'émanciper autrui que de s'émanciper lui-même. Et c'est bien une querelle, et non une leçon : à la manière de Rancière, qui inspire une grande part de ses méditations, Olivier cultive cette sorte d'exigence qui consiste à stimuler sans écraser, à interpeller non pour sanctionner, mais pour nous mettre debout et vivants, et ce faisant, à nous rendre à notre puissance, d'artiste ou de spectateur.
Judith Bernard.