Le style réactionnaire
Dans le Texte
Vincent Berthelier
Judith Bernard
(émission conçue et animée par Louisa Yousfi)
On est toujours un peu embarrassé lorsque, s’étant laissé séduire par la plume d’un auteur, on apprend a posteriori que ce même auteur est un être politiquement haïssable, compromis dans des engagements nauséabonds voire carrément coupables. On s’en sort souvent ainsi : il y a l’homme et il y a l’artiste. En littérature, on affine : il y a le styliste et le pamphlétaire, la forme et le fond. N’est-ce pas ce qu’il est courant d’entendre à propos de l’œuvre de Louis-Ferdinand Céline, antisémite revendiqué, délateur hitlérien mais dont la fascinante inventivité stylistique a marqué comme rarement l’histoire littéraire française ? Homme haïssable, certes, mais ce style, ce style enfin ! La preuve qu’on admet communément que le style est la zone la plus pure de la littérature, la plus autonome, la plus désengagée. Celle sur qui les mains sales de la politique ne sauraient laisser de trace. On a déjà appris à relativiser l’autonomie du champ littéraire vis-à-vis de la politique. On peut d'ailleurs sans grand effort argumentatif parler de littérature de gauche comme de littérature de droite. Mais le style, pas touche. Ça appartient à la grâce de l’écriture, à la Beauté. Le qualifier par une option idéologique est un geste grotesque et réducteur.
Forcément quand on tombe sur un livre dont le titre revendique un tel écart, on ne peut décemment passer notre chemin. Le Style réactionnaire (Amsterdam, 2022), écrit mon invité Vincent Berthelier, maître de conférences en littérature française. Sous-titre : de Maurras à Houellebecq. Ce qui se déploie alors est une dense et passionnante généalogie de cette idée vraisemblablement reçue : « les plus grands stylistes de l’histoire littéraire française sont des réactionnaires ». Premier constat : cette thèse est une thèse… de droite. Mieux que ça, une stratégie. Très politique. Très concrète. Mais Vincent Berthelier ne se contente pas de l'infirmer en nous renvoyant au refrain de départ : le style c’est pur, ça répond à une logique interne imperméable et opaque. Il montre comment le style, la notion même de style, ainsi que son instrumentalisation, a travaillé effectivement le style, ou plutôt les styles des réacs en fonction des enjeux de leur époque.
Exemple frappant : quand les jeunes auteurs de droite d’après-guerre cherchent à réhabiliter leurs aînés, compromis sous l’Occupation auprès du régime vichyste ou du nazisme, la traduction formelle de cette nécessité historique est un habile « floutage » des responsabilités. On se met à écrire dans un style relâché, un dandysme mutin qui hausse les épaules et aime à raconter l’histoire d’antihéros enfantins ballotés accidentellement par l’Histoire. Remis dans la perspective historique, on saisit mieux l’intérêt d’une telle esthétique : si rien n’est si grave, on sympathiserait bien avec le diable.
Voilà donc les raisons politiques de ce fameux style de droite « impertinent et élégant » à partir duquel on a prétendu ériger une théorie sur sa supériorité stylistique avant de s’emparer de L.F. Céline comme parangon de cette audace tandis qu’il n’est en réalité qu’une exception masquant une tradition de droite beaucoup moins inventive. Les paradoxes n’ont pas toujours raison. Parfois, ce sont les tautologies qui l’emportent : même en littérature, les conservateurs conservent. Est-ce à dire que les révolutionnaires révolutionnent ? On attend le tome 2.
Louisa Yousfi