Écrire sur Sabra et Chatila
Dans le Texte
Sandra Barrère
Judith Bernard
(émission conçue et animée par Louisa Yousfi)
« Personne, ni rien, aucune technique du récit, ne dira… » Il y a plus de 40 ans, Jean Genet se remettait à l’écriture après une longue période de silence. Il accompagne son amie Leila Shadid, alors présidente de l’Union des étudiants palestiniens, à Beyrouth en septembre 1982. Hasard ou malédiction du témoin : c’est le moment exact où s’abat sur les camps de réfugiés palestiniens de Sabra et Chatila un massacre sans nom.
Du 16 septembre au 18 septembre 1982, durant plus de 40 heures, près de 3500 civils sans défense sont décimés par des miliciens phalangistes libanais armés et protégés par les forces d’occupation israéliennes. Le 19 septembre, Jean Genet est l’un des premiers européens à pouvoir entrer dans le camp de Chatila. Ce qu’il voit, ce sont des scènes hallucinées de violences paroxystiques, des femmes éventrées, violées, des hommes amputés, emasculés, des enfants égorgés, mutilés…. Surtout il voit ceci : personne ne dira. Il pressent ce qui arrive. L’escamotage du crime, les corps jetés dans des fosses communes, à la va-vite, "morts n’importe comment". Il pressent le déni de vérité, de justice, de réparation. Ranimé par un sentiment d’urgence, il se remet à écrire, vite, très vite, avant que ça disparaisse, avant que l’onde de choc provoquée par la révélation du massacre dans les médias internationaux ne s’évanouisse finalement dans un gouffre abyssal, un vortex. Avant que les massacres de Sabra et Chatila ne deviennent ce qu’ils sont devenus : un tabou. Genet avait raison : personne ne dira.
Presque un demi-siècle plus tard, aucune historiographie officielle n’a été écrite, aucune enquête, aucun procès, aucun verdict, aucune réparation, aucun coupable, aucune victime même. Les morts n’ont reçu ni sépultures ni funérailles. Le texte de Genet en mime en quelque sorte la stèle manquante, la prière presque : dans les discours d’obsèques, on rappelle ce que le mort a été, on veut lui dire aurevoir en se le figurant au meilleur de lui-même. Dans ce texte intitulé Quatre heures à Chatila, Genet entremêle alors les scènes d’épouvantes de Chatila aux scènes d’allégresse vécues auprès des feddayins quelques années plus tôt. Il veut se rappeler la beauté de la résistance palestinienne, la joie d’en être, de se savoir du bon côté, l’espoir de vaincre…. pour mieux figurer ce qui a été atteint. Une atteinte à la vie, une atteinte à la beauté.
Ce grand texte trouve aujourd’hui sa place dans un corpus d’œuvres qui ont pour singularité commune de s’être saisi de ce matériau mémoriel considéré aujourd'hui encore comme un tabou. Un tabou peut-il être fécond artistiquement ? L’est-il artistiquement précisément parce qu’il est un tabou dans la société, parce qu’il n’a pas pu laisser échapper sa vérité ailleurs ? L’art peut-il concurrencer l’histoire qui n’est jamais que « l’histoire des vainqueurs » ? L’art peut-il réparer ? Et réparer quoi, qui, comment ?
Grandes questions qui président au livre de mon invitée Sandra Barrère, Écrire une histoire tue. Les massacres de Sabra et Chatila dans la littérature et l’art (Classique Garnier, 2022). Un ouvrage d’une finesse analytique rare, qui marche sur le fil d’une vigilance sans repos : du tabou au mythe, il y a peu et le sujet est aussi fragile que du cristal. « Les poétiques de Chatila » ainsi que les baptise Sandra Barrère, en parlant de littérature, de cinéma, de tableau ou de sculpture, « font quelque chose » au monde. Elles ne font pas que témoigner d’un secret, elles performent tout ce qui a manqué : le procès, la désignation des coupables, la recherche de vérité, les rites funéraires, le visage des victimes, leurs paroles, le deuil autorisé, la colère justifiée, la dignité retrouvée. Personne n'a la naïveté de croire que ça remplace la lutte mais nous sommes tous en mesure de comprendre à quel point ces choses constituent ce qui, selon des lois qu’aucune science ne peut prédire ni quantifier, finira peut-être par former le sel des soulèvements à venir.
Louisa Yousfi