Le système contentionnaire
Dans le Texte
Mathieu Bellahsen
Judith Bernard
Dis-moi comment tu traites les faibles, je te dirai qui tu es. Dans notre société malade de néolibéralisme aigu, on a aperçu déjà ce qu'il en était des vieux, maltraités dans d'infâmes Ehpad par des logiques capitalistes qui ne songent qu'à en faire de la chair à profit. On peut regarder ce qu'il en est des fous : cela ne va pas mieux. A l'hôpital psychiatrique, depuis au moins deux décennies, la contention mécanique fait un retour massif : voici qu'à nouveau méthodiquement on les attache par les pieds et par les mains à leur lit, pour les immobiliser complètement pendant plusieurs heures, voire plusieurs jours. Voici de nouveau qu'on les enferme, verrous fermés sur la crise qu'ils traversent seuls, livrés à l'angoisse de la claustration en plus de celle avec laquelle ils se débattent déjà éperdument.
"Mais c'est pour la sécurité", objecte le système sécuritaire : "Il faut protéger les personnels des comportements dangereux des fous". Faux : dans tous les lieux où l'on s'efforce de recourir le moins possible à la contention et à l'isolement, voire où on se l'interdit complètement, on n'a constaté aucune augmentation des agressions et blessures sur les soignants. "Mais c'est pour des raisons économiques : on n'a plus les moyens de faire autrement". Cela n'est pas tellement plus vrai : il n'y a pas besoin de coûts et de personnels supplémentaires dans les lieux où l'on s'abstient de traiter les malades psychiatriques comme des détenus dangereux.
Alors pourquoi ? Pourquoi en revient-on à ces méthodes barbares qui voisinent avec la torture et la détention ? C'est la pente du système contentionnaire, qui résulte de la logique sécuritaire de l'autoritarisme néolibéral. Ce système-là tend à faire des humains des automates désaffectés : du côté des malades, on ne voit plus qu'un cerveau dysfonctionnel enfermé dans un corps-machine. Des organes qu'il faut sangler en attendant de trouver la molécule qui aura raison de leur déviance. Réductionnisme matérialiste : nous ne sommes que matière, qu'on traite donc comme telle, par des opérations physiques et chimiques. On se croirait dans La Bête, de Bertrand Bonello, cinéaste visionnaire qui figure la soft fascisation de notre devenir collectif en mettant en scène notre devenir-poupée, droïde débarrassé de ses traumas, de ses souffrances et de toute sensibilité.
Et côté soignant, le devenir machine (à prescrire ou à sangler) se nourrit d'un carburant pulsionnel qu'on sait toujours disponible : l'inclination au pouvoir, à la prise de contrôle sur autrui, voisine avec un sadisme ordinaire que le serment d'Hippocrate avait inauguralement tenté de conjurer... "Premièrement, ne pas nuire", rappelle la déontologie médicale - s'il faut le recommander au seuil de toute pratique de soin, c'est bien parce qu'en tout soignant il y a, virtuellement, la tentation d'un abus de pouvoir sur la personne faible livrée à sa merci. L'autoritarisme néolibéral actualise cette virtualité : en encourageant la clôture des lieux de soin psychiatrique, en vendant des marchandises de contention (mécanique ou chimique) en lieu et place des postes de soignants, il organise la transformation du soin en dispositif de contrainte, de contrôle, et de déshumanisation générale.
Soigner, pourtant, ce n'est pas ça. Mathieu Bellahsen le rappelle dans son livre, Abolir la contention (Libertalia, 2023) : le psychiatre n'est pas un "cérébrologue", le patient n'est pas pour lui un objet (de science ou de discours), mais un sujet. Le face à face soignant/soigné est une relation, qui engage la subjectivité des deux parties, et cela vaut pour les psychotiques et pas seulement les névrosés. Face à un individu qui délire, il y a d'autres options que la camisole chimique ou l'entrave mécanique : il y a l'écoute, le tissage des liens et des idées qui permettront la mise au jour d'une vérité qui se dit violemment parce qu'elle ne peut plus être tue. Le soin est une relation dialectique, engageant des métamorphoses réciproques : le soignant se fait le "second au combat", accompagnant le malade dans sa lutte pour se faire une existence habitable, et cela ne se fait pas sans agir, aussi, sur le cadre - l'institution elle-même, psychiatrique et même sociale, qu'il faut soigner, pour espérer s'arracher collectivement à la folie qu'elle sécrète.
Si Mathieu Bellahsen peut le dire, avec exigeance et passion, c'est parce que, avec des collectifs développant ces approches alternatives du soin psychiatrique, il l'a mis en pratique, pendant dix ans, en hôpital public. Ça lui a coûté son poste, et valu une sévère répression sur l'ensemble de l'équipe ; ces dix ans de pratique dissidente ont été saccagés par une tutelle plus soucieuse de maintenir l'idée qu'il n'y a pas d'alternative que de soigner vraiment les fous. Où l'on retrouve l'autoritarisme néolibéral dans sa sinistre splendeur : il lui faut éradiquer à peu près tous les espaces où se déploient des manières respectueuses de la vie, de l'humain, de l'existence, contre-miroirs terribles de sa propre inhumanité, qui signalent combien les options politiques qui lui servent de socle ne sont nullement un "réalisme", un "pragmatisme" ni même un rationalité économique, mais une pure idéologie, et la plus funeste qui soit.
Judith BERNARD.