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Paradoxes de récits de transclasses

Dans le Texte

Laélia Véron

(Émission conçue et animée par Louisa Yousfi) 

On en a lu, relu, re-relu. Des récits, écrits à la première personne, d'écrivains que rien ne prédestinait à prendre la plume un jour, écrivains partis de rien, ayant déjoué tous les déterminismes sociaux et néanmoins décidés à les dire, ces déterminismes, parfois à les dénoncer explicitement. Récits de miraculés qui refusent de croire aux miracles, de bons élèves qui esquintent l'institution scolaire, d'intellectuels écoeurés par les sophistications de la pensée, de méritants qui honnissent la méritocratie, de résilients encombrés de névroses et de mauvais affects. Toutes ces contradictions logées au coeur des récits de transclasses – en réalité, d'une partie de cette littérature (celle de gauche pour le dire vite) – ne sont pas forcément des faiblesses du genre. Il est probable qu'elles soient leur raison d'être, ce qui précisément "fait oeuvre" (contrairement aux récits de transclasses de droite, plus cohérents, plus "réussis" et pour cette raison même cantonnés à une sorte de sous-littérature du genre).

Comment raconter la violence sociale, le manque, l'humiliation, l'absence totale de perspectives, qui font le lot quotidien des classes laborieuses à partir d'un parcours d'exception ? Comment raconter les bonnes et mauvaises étoiles qui voient naître enfants de bourges et enfants de prolo en maintenant un ordre impeccable et ne pas faire du petit inexpliqué de son propre parcours un chaos qui annule tout ? Comment venger les siens quand, objectivement, on a "trahi" tout ce qui nous reliait à eux ? Ces questions impossibles, mille fois remises sur le métier, font de cette littérature un agrégat de textes quasi-similaires, ultra-réflexifs, au ton souvent lancinant, se reprenant sans cesse, parfaitement conscients de l'inconfort de l'entreprise car vouée à plaire aux classes intellectuelles bourgeoises convaincues des bienfaits de la lecture et des études : trier parmi les prolos ceux qui méritaient de le rester des quelques élus qui les gratifient désormais d'un précieux témoignage. "Inspirants", non ? 

Les récits de transfuge de classe sont désormais un topos de la littérature contemporaine, dite "politique". Le canevas narratif commence à se voir et donc à rater ses effets. Dit plus franchement, on commence à en avoir marre. Qu'est-ce qu'ils ont tous à vouloir nous faire pleurer sur leur passé de prolo - si tant est que celui-ci est avéré (les faux transfuges de classe constituent à eux seuls un autre dossier) ? Mais surtout, pourquoi systématiquement sous cette forme-là, reconduisant les codes du roman classique, cette langue-là, dépouillée au possible mais portée par une érudition de professeur, ce ton-là, cette humilité grandiloquente, cet autoritarisme de la décence qui empêche l'expression de sentiments moins balisés, comme par exemple le rire ? 

Ce sont toutes ces considérations – prises entre l'admiration sincère pour certains de ces récits et l'agacement que suscite notamment leur prolifération (c'est là un point à nuancer - nous le verrons dans l'émission) – que le livre de la linguiste Laélia VéronVenger et trahir. Paradoxes de récits de transfuge de classe (La Découverte, 2024) permet de mettre en ordre et de penser froidement, avec distance et surtout sans céder à un mauvais esprit ricaneur. Elle nous raconte surtout comment cette littérature est appelée à se déplacer ou à se renouveler si elle ne veut pas finir par mourir de ses paradoxes. 

Louisa Yousfi

Dans le Texte , émission publiée le 06/04/2024
Durée de l'émission : 73 minutes

Regardez un extrait de l'émission