Au commencement était le patriarcat
Dans le Texte
Christophe Darmangeat
Judith Bernard
Au commencement était le patriarcat. On a beau avoir aimé les thèses féministes qui nous reliaient à des matriarcats ancestraux, et relayé les thèses marxistes qui faisaient de l'avènement du capitalisme la clef de notre aliénation, il faut désormais se rendre à l'évidence : l'histoire de l'humanité commence par l'oppression des femmes. Les traces préhistoriques comme les observations éthnologiques plaident toutes dans le même sens : la division sexuelle du travail est partout attestée, et en tout temps dans le sens d'une infériorisation des femmes.
Cela commence par l'interdiction faite aux femmes de participer à la chasse au gros gibier, d'allumer le feu, et de tailler la pierre - sous prétexte du maléfice que représenterait le sang menstruel, elles n'ont pas le droit de toucher à quoi que ce soit qui pourrait constituer une arme létale (et qui pourrait, se dit-on, leur permettre de se défendre contre l'empire masculin qui les veut à disposition du désir sexuel des hommes). Les très rares cas de femmes guerrières ou chasseresses ne s'observent que dans des occurrences où elles sont vierges, ou font voeu de célibat : on ne saurait combiner la disponibilité sexuelle des femmes et leur armement.
Et cela vaut dans toutes les organisations économiques : même les situations de relative égalité sexuelle, qui voient les femmes participer de manière très significative aux travaux productifs, ne permettent pas aux femmes d'accéder au pouvoir "politique" qui leur permettrait de décider du destin collectif et d'avoir barre sur la domination masculine. L'apparition des classes, de l'Etat, de la propriété privée n'y change pas grand chose : "dans tous les types d'économie observés, y compris celles qui méritent pleinement le qualificatif de "communisme primitif", on trouve des sociétés où les femmes sont clairement placées en position d'infériorité"*.
En écrivant ces lignes, qui invalident les thèses de Marx et Engels sur l'origine de l'oppression des femmes, Christophe Darmangeat n'entreprend pas de démanteler l'analyse marxiste de l'histoire. Certes, les recherches anthropologiques ont invalidé des pans entiers de L'origine de la famille, de Engels, mais le matérialisme historique ne doit pas être congédié pour autant : le niveau et la forme de l'oppression des femmes sont tributaires des conditions matérielles d'existence et de production, et l'accès à une forme d'autonomie économique est partout une condition nécessaire - quoique non suffisante - à une condition moins dégradée.
À ce titre, l'avènement des rapports de production capitalistes constitue plutôt un levier d'émancipation pour les femmes : en faisant émerger le concept de "travail" qui indifférencie les producteurs dans une activité économique nivelée par la valeur abstraite, le capitalisme tend à dissoudre la division sexuelle du travail. Il est loin de l'abolir, évidemment, et ne manque pas de ressources pour faire persister d'une main les inégalités qu'il tend à dissiper de l'autre, mais, à l'échelle anthropologique, il constitue bien une révolution : il est le premier système de l'histoire à avoir réuni les conditions objectives d'une authentique égalité des sexes. Reste à la rendre effective, en poursuivant le travail de la révolution sociale en cours.
Pour accomplir ce travail, rien ne sert de s'en référer aux mythes : point besoin de fantasmer un matriarcat originel pour oeuvrer à l'accomplissement de la pleine égalité des sexes, c'est-à-dire à leur indifférenciation sociale. Point besoin non plus de se raconter des histoires sur le capitalisme qui serait la clef de voûte des inégalités de genre. Le patriarcat existe et le précède largement, il ne faut ni le nier ni le naturaliser. C'est à un féminisme et un marxisme rigoureux et conséquents, donc scientifiques, que ce livre nous invite, et c'est un programme infiniment réjouissant.
Judith BERNARD
* Christophe Darmangeat, Le Communisme primitif n'est plus ce qu'il était. Aux origines de l'oppression des femmes, Smolny.