Sensationnalisme et bavardage médiatique
Dans le Texte
Yoan Vérilhac
Judith Bernard
Nous ne savons plus où donner de la tête : le tapage de la vie moderne nous assaille de stimulations incessantes où chacun semble crier plus fort pour tenter d'être entendu dans le marché ultra-compétitif du sensationnalisme. Il est désormais partout : pas seulement dans les films spectaculaires, la presse à scandale ou les publicités racoleuses, puisqu'il contamine aussi, tendanciellement, la plupart des formes du "journalisme sérieux"... C'est le propre du marché de l'attention et de la logique de l'audience : il faut s'aligner sur les formes réputées les plus attractives pour espérer exister dans l'océan des discours et des récits dont l'industrie culturelle a fait des marchandises, au risque de manipuler l'opinion selon des logiques spectaculaires très contraires à l'intérêt général.
La critique marxiste de l'industrie culturelle dénonce depuis longtemps les effets délétères d'une telle "dégradation" des discours publicisés : sédation d'une opinion maintenue dans l'ignorance des vraies causes des problèmes auxquels se heurte la société, escamotage des antagonismes sociaux, addiction à des consommations superficielles incompatible avec un projet émancipation collective.
Ce point de vue normatif passe peut-être à côté du travail analytique et descriptif du sensationnalisme comme formation historique : il n'est pas anodin que sa montée en puissance coïncide exactement avec la montée en puissance de la démocratie, au point qu'il peut être tenu pour son corollaire inéluctable - et peut-être, en partie, vertueux, assurant la fluidité et la cohésion des groupes sociaux dans lesquels il circule : le bavardage médiatique, y compris dans sa variante "sensationnelle", serait le lubrifiant fédérateur d'une communauté sociale hyper étendue.
C'est l'hypothèse de Yoan Verilhac, dans Sensationnalisme. Enquête sur le bavardage médiatique qui sort chez Amsterdam ces jours-ci : en historien de la culture médiatique des XIXème et XXème siècles, il retrace l'ascension du sensationnalisme depuis la période révolutionnaire de 1789 jusqu'à ses avatars contemporains dans les chaînes d'information continue. Et plutôt que de persister à le déplorer "en général", comme forme toxique en toutes circonstances, il en examine les différents usages, et les différentes réceptions possibles, selon le pacte de lecture qui se noue entre émetteurs et récepteurs
C'est sur cette question du "pacte de lecture" qu'on peut discuter plus vigoureusement ses propositions : si chacun sait à peu près comment recevoir un blockbuster aux vertigineux effets spéciaux ou un numéro de Voici - dans l'état de "flottement serein" qu'autorise l'ironie ou l'hyper spectaculaire, il n'est pas certain que ce pacte soit aussi transparent, cohérent et vertueux s'agissant du journalisme dit "sérieux" qui circule, non seulement dans les chaînes d'information privées (dont on sait bien qu'elles ont pour métier de vendre du temps de cerveau disponible à Coca-Cola, et de façonner une opinion adéquatement assujettie au projet capitaliste), mais aussi dans les chaînes du service public de l'information : c'est un effet du "marché" de l'information, de la compétition qu'il induit entre "marchandises", que d'avaler tous ses contenus dans la surenchère sensationnaliste.
Voyeurisme, dramatisation, diabolisation (de toujours les mêmes) deviennent non les marqueurs d'un récit s'assumant comme divertissant, mais les structures implicites d'une représentation du monde d'autant plus toxique que le pacte de lecture y est trouble : on prétend y servir de l'information, on y distille quotidiennement l'idéologie capitaliste, impérialiste, raciste, qui caractérise l'hégémonie occidentale contemporaine. Plutôt que de contribuer à la fluidification des échanges et à la cohésion sociale, le sensationnalisme paraît alors liquider le projet démocratique dont pourtant il est né.
La montée de l'abstention et du vote RN sont-ils à relier à cette liquéfaction intégrale de l'information dans le sensationnalisme ? C'est une hypothèse qui ne saurait être étayée que par des études sociologiques. Yoan Verilhac, lui, se consacre aux études culturelles : il propose des jalons pour comprendre la formation historique du sensationnalisme, et des outils pour en décrire les mécanismes - et il met en garde contre la tentation élitiste qui pourrait nous pousser à réprouver en bloc les formes de la culture de masse, en ignorant tout le travail de la réception, qui n'est jamais aussi soumise, alignée et passive, que ne le laisse imaginer le concept même d'hégémonie...
Judith BERNARD