« Il paraît que les bananes ont meilleur goût quand on vient de les cueillir : les ouvrages de l’esprit, pareillement, doivent se consommer sur place » : la comparaison de Sartre dans Qu’est-ce que la littérature ? avait de quoi provoquer, deux fois, les milieux autorisés à juger les lettres – au premier rang desquels : une université fort conservatrice. Car ce « sur place » parle moins d’un lieu que d’un temps : dévorer la littérature qui vient de sortir, consommer avec gourmandise ce qui se publie et non les classiques, passés par les filtres du bon goût et des manuels scolaires. C’est un vieux débat (lire du neuf ou lire du vieux, modernes ou classiques), et la gauche aurait eu, croit-on parfois, coutume de plaider pour les premiers. Cette partition pourrait bien être rejouée à notre époque : pourquoi lire des classiques, forcément poussiéreux ? Et pourquoi lire de gros romans du passé à l’heure où Deliveroo, TikTok et Donald Trump paraissent dessiner un monde inouï et proprement inédit ?
Du passé faisons table rase
Le procès en péremption pourrait se doubler, dans le cas du roman du XIXe siècle, de plus sévères accusations : néo-libéralisme et effondrement climatique sont non seulement des catastrophes sans précédent, mais le fruit des « progrès » merveilleux et du culte de l’innovation, hégémoniques depuis, précisément, cette époque, avec le concours actif de sa littérature ; ils nous laissent hélas en héritage d’autres urgences que celles de savoir quand la petite Fadette embrassera son amoureux Landry ou si la reine Margot sauva plutôt la tête de son mari ou celle de son amant.
D’autres arguments appuient ce sentiment que non, vraiment, c’en est trop du grand roman de salle de classe. D’abord, les arguments sociologiques, sensibles à la violence symbolique et à la distinction, construits par Bourdieu, Passeron et leurs successeurs : la maîtrise des classiques est un instrument de naturalisation de la domination bourgeoise[1] – pour ne pas dire un doudou de khâgneux attardés amateurs de « Questions pour un champion ». Le succès tout en Pierre Niney bodybuildé du Comte de Monte Cristo[2] justifie plus d’un soupçon, tout comme l’éloge des classiques vociféré par les extrêmes (centre et droite). On n’en peut plus de ce patrimoine, seule forme d’art légitime et seule financée. Autant de raisons de lui tourner le dos et de désirer plutôt la création, le vivant, « l’affection et le bruit neufs » comme disait Rimbaud[3] (ou des bananes fraîches, comme dirait Sartre).

Autre soupçon, si brûlant aujourd’hui : le point de vue. Balzac, Hugo, Stendhal, Flaubert, les Goncourt, ressemblent bel et bien à une brochette de vieux mâles blancs dominants cishétéros. Leur perspective archi-située n’a que trop régné sur le monde, trop monopolisé le pouvoir et les représentations qu’il commandite. N’est-il pas temps d’oublier un peu ces types-là et de lire autre chose ? Vraiment autre chose, pas juste les miraculés de la ‘diversité’ que sont la schtroumpfette George Sand ou le panthéonisé Alexandre Dumas. Sans vouer aux gémonies ni cancel, certain-es décident ainsi, sciemment, de changer de lectures comme on changeait de disque, de ne plus respecter les hiérarchies culturelles établies par la norme : on a beaucoup parlé à l’époque d’Alice Coffin qui disait refuser désormais de lire les hommes, lesquels avaient « déjà infesté [son] esprit.[4] »
Remettre le couvert
Pourtant, je soutiens qu’il faut continuer à lire ces grands romans du XIXe siècle. Il ne s’agit pas simplement de les lire sans en souffrir, mais il est même impératif de les lire, et de les lire pour fonder une critique véritable de notre monde et de ses discours. Plusieurs raisons à cela.
D’abord, parce que ces lectures nous mettent en bonne compagnie. Lénine lit Tolstoï[5] ; Marx ou Lukàcs sont de grands fans de Balzac[6] : ce sont eux qui ont montré que c’est lui qui a tout compris à la décomposition de la société aristocratique, aux rouages de la société bourgeoise et à la réification des relations devenues ressources humaines, à la médiation de l’argent dans les sentiments « par ce temps où la pièce de cent sous est tapie dans toutes les consciences, où elle roule dans toutes les phrases » (Le Cousin Pons). C’est moins la précision dans la description d’une société qui fascine les promoteurs du matérialisme historique que le désir d’en saisir les causes et d’en prévoir les effets : tout se tient, de la promenade au Jardin des Plantes de Monsieur Poiret au destin d’un Vautrin, qui illustre la réduction de toute morale au profit.
Or là, stupeur : ce monde qui combat férocement toute valeur autre que commerciale, où les voyous sont rois et les simples roulés, où la représentation médiatique n’a pas de rapport vérace avec le réel, c’est le nôtre. Ces romans portent une mauvaise nouvelle : on vit au XIXe siècle, mes cocos. Et je mets quiconque au défi de lire Illusions perdues sans halluciner sur l’adéquation du récit à sa propre expérience. Parce que (argument secundo) le roman est, comme la théorie, une manière d’explorer les virtualités de l’ordre capitaliste. L’affinité de cette forme avec le capitalisme est si profonde qu’ils ont progressé (depuis le XVIe siècle) puis triomphé (au XIXe) de conserve. Lire ces romans, c’est connaître l’ennemi, ses logiques, celles du capital. C’est reconnaître aussi ses conquêtes : l’individualisme moral, par exemple. Le personnage de roman, contrairement à son homologue de théâtre, gagne à être un bourgeois, c’est-à-dire un être indéterminé, qui peut virtuellement conquérir toutes les positions sociales ou s’y vautrer. Rien ne lui est prédit : tout ce qu’il acquiert, tout ce qu’il habite, tout ce qu’il revêt fonctionne donc comme un signe de ce qu’il devient, et il s’agit de le décrire, de le donner à voir, de le comparer aux autres. Genre où l’intrigue se noue dans les choses, le roman excelle à raconter les distinctions matérielles insignes dans lesquelles se joue la vie en régime libéral : l’oie grasse rôtie du mariage de Gervaise dans L’Assommoir ou l’écrin d’un bijou dans « La Parure »[7]. La logique du roman, surtout au XIXe siècle, est la logique même du capital, qui prescrit l’accumulation et la distinction. On n’en sort pas, vous dis-je, et Jameson avait bien raison d’appeler la postmodernité occidentale un « repackaging[8] » de sa modernité : comme à l’âge de Hugo et de Dickens, il faut sans cesse innover, et il faut sans cesse étaler le grand récit, pardon, le storytelling, de ses innovations dans tous les médias possibles, qu’ils s’appellent Le Moniteur universel ou Challenge. Mais comme à l’âge de Marx et de Flaubert, on peut dénoncer le récit, le démonter, ou tâcher d’en bricoler un autre, ailleurs, avec ses pièces détachées. Il faut rester absolument moderne.

Plat de résistance
C’est pourquoi tout n’est pas à jeter dans ces histoires, tout n’est pas repoussoir. Cet âge du triomphe industriel et libéral a eu tout de même le mérite d’être celui des révolutions. Des romans racontent l’élaboration d’un répertoire de luttes, l’idéal lyrique déchu et son recyclage, bon an mal an, dans la vie collective : Evelyne Pieiller, dans Mousquetaires et Misérables (Agone, 2022), campe par exemple un rapport moins critique et plus enjaillé à ceux de ces récits qui célèbrent la solidarité, la fraternité, le groupe en fusion. Pourquoi ? « Le populo s’y est aimé » écrit-elle. On pourrait rappeler la leçon de Trotsky, il y a cent ans, dans Littérature et révolution : lorsque les futuristes appelaient à bazarder les traditions littéraires, cela prouvait selon lui qu’ils s’adressaient d’abord et avant tout à la bourgeoisie. C’est le nihilisme de la bohème qui veut le solder, pas l’esprit révolutionnaire qui, lui, tient à ses glorieux ancêtres – Trotsky cite l’attachement à la Commune de Paris et à ses textes. Plus récemment, on a aussi établi que certes, la réduction de la délibération publique à du bavardage nous déprime spontanément, aujourd’hui comme hier ; mais que les fictions populaires et la culture de masse fonctionnent selon un encodage plus complexe qu’un entonnoir qui gaverait un lectorat passif : l’espoir gît dans les usages rebelles ou distants, des résistances habitent les lectures de ce qui semblait le plus aliéné[9].
Quant à Bourdieu, oui celui-là même qui dénonce la violence symbolique, c’est sur L’Éducation sentimentale de Flaubert (et non sur Annie Ernaux ou Gaël Faye) qu’il s’appuie pour montrer comment se construisent les rapports entre les différents secteurs du pouvoir et du pouvoir artistique[10]. Pour réfléchir, aussi, à quoi faire de la liberté quand on l’a gagnée – et qui mieux qu’un jeune homme de province à Paris en 1848 pour incarner les possibles ? Bourdieu le reconnaît : le roman du XIXe siècle lève le voile idéologique dont se couvre la société. Mais ce qu’il révèle est aussi plus encrypté. À la façon d’un instrument d’optique exploratoire ou de rayons X, il fournit des images qu’il faut savoir décoder. Et ce décodage, c’est une relecture, une actualisation constante des questions qu’on lui pose et que façonne notre bain contemporain.
Il existe des exemples de telles lectures. Certains désopilants : dans le cinquième épisode de son podcast LaDettePubliqueC’estMal (2021) intitulé « Stréphopodie publique » ( !!), Sandra Lucbert observe (écoute) une émission de téloche du type C cet après-m (ou C trucmuche, je ne sais plus), à la distance d’une clinicienne face à un cas. Les dialogues et les raisonnements y sonnent d’emblée lunaires (pour soigner le corps social, il faut continuer à défoncer les services publics, même si ça n’a qu’aggravé les choses jusqu’ici, et, surtout, bien le médiatiser, et nanani et nanana). Lucbert s’aperçoit que ce saut périlleux dans l’absurde reprend, mot pour mot, une séquence de Madame Bovary : il faut soigner à tout prix soigner le pied-bot qui n’a rien demandé, médiatiser la chose, nier absolument l’échec (l’amputation) lorsqu’il survient, et persévérer dans le déni du réel. Ainsi apparaissent non seulement l’extralucidité géniale de Flaubert, mais le scandale de notre époque, qu’on risquait de ne plus entendre du fait de sa banalité : notre ordre social, c’est (ce n’est que) du Flaubert dans le texte. Ces classiques du XIXe ont beau avoir été scrutés de long en large, ils sont encore loin d’avoir tout livré, vous dis-je.

Autre lecture possible, plus inattendue peut-être : du côté décolonial. Observez donc chez Balzac ces tasses de café, de thé, ces mouchoirs d’indienne, ces morceaux de sucre haïtien jalousement serrés. Comprenez que lorsque le romancier traite des excitants modernes, il parle de la dépendance métropolitaine à l’empire. La race n’est pas loin, indispensable à l’édification d’une société bourgeoise blanche. Elle arrive, elle va ordonner le système des personnages. Il va falloir aller coloniser l’Algérie pour y refouler tout ce que la France rejette, pour y conquérir tout ce que le dandysme requiert. Pour paraphraser Richard Wright : il n’y a pas de problème colonial chez Balzac, il n’y a qu’un problème métropolitain[11].
Fromage + dessert
Conclusion : bien sûr qu’il ne faut pas s’en tenir à ne lire que les romans que nous prescrivaient nos profs de lycée, qui plus est par docilité. Il faut tout lire. Mais la question porte surtout sur comment on lit, ce qu’on part observer, ce qu’on veut entendre, ce qu’on veut braconner. Il existe des lectures réactionnaires d’auteurices marginalisées, il nous faut des lectures révolutionnaires des romans qui racontent, et ce faisant mettent en question, le triomphe libéral. C’est pour cela que la lecture de romans doit s’inscrire de plain-pied dans une formation politique accomplie. On ne peut se priver des aperçus qu’ils offrent sur ce qui fut dicible et visible à l’heure où ce qui fait notre banalité n’avait encore rien d’évident, ce serait baigner dans l’abstraction. Notre époque est coincée dans un recyclage infini du XIXe siècle, dans une parodie où le droit de propriété domine tout et se déguise sous les atours de valeurs abstraites, athées et inoffensives (on doit dire « humanistes » il paraît), à grands renforts de divertissements médiatiques et de politique-spectacle. Le jeu, ce sera donc d’aller arracher ces textes au canon scolaire anesthésiant dans lequel on voudrait les enfermer, selon cette psychose bien française qui consiste à commémorer des révolutions à tout bout de champ tout en serrant jusqu’à l’étouffement la vis du conformisme.

D’aller les réécrire, même, un peu comme Louisa Yousfi est allée arracher Homère aux griffes de la distinction universitaire pour réécrire l’Iliade à sa sauce[12]. S’approprier le roman, de même, demeure hélas indispensable. Refuser d’écrire le roman, en revanche, c’est mettre la charrue avant les bœufs. C’est vouloir disperser les méfaits de l’individualisme et de la réification atomisante en se privant de personnages et d’intrigue. Bref, c’est croire se débarrasser de la tumeur en refusant la biopsie. On aimerait beaucoup que les discours soient seuls à la manœuvre. L’hypothèse, hélas, n’est toujours pas vérifiée.
[1] Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron, La Reproduction. Éléments d’une théorie du système d’enseignement, Minuit, 1970.
[2] Matthieu Delaporte et Alexandre de La Patellière, Le Comte de Monte-Cristo, Pathé Films, 2024.
[3] Arthur Rimbaud, « Départ », Les Illuminations, 1886.
[4] Alice Coffin, Le Génie lesbien, 2020.
[5] V.I. Lénine, Tolstoï, miroir de la révolution russe, 1908.
[6] K. Marx, Le Capital, livre III, 1867. G. Lukàcs, Balzac et le réalisme français, 1951.
[7] É. Zola, L’Assommoir, 1877. G. de Maupassant, « La Parure », Le Gaulois, 17 février 1884.
[8] F. Jameson, A Singular Modernity. Essay on the Ontology of the Present, Verso, 2002.
[9] Voir à ce sujet le débat, dans l’émission Dans le texte du 31 octobre 2024, entre Judith Bernard et Yoan Vérilhac, auteur de Sensationnalisme et bavardage médiatique, Amsterdam, 2024.
[10] P. Bourdieu, Les Règles de l’art. Genèse et structure du champ littéraire, Seuil, 1992.
[11] Maurice Nadeau, « Pas de problème noir aux USA mais un problème blanc », Combat, 11 mai 1946.
[12] Louisa Yousfi, « Chant pour des armes splendides », in Contre la littérature politique, La Fabrique, 2024.
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