Descartes révolutionnaire

Une tendance massive dans la philosophie et les sciences humaines aujourd’hui, attachée au primat du sensible et du « vivant », alliée à l’antispécisme, a forgé depuis quelques décennies la figure-repoussoir d’un cartésianisme synonyme d’arraisonnement de la nature, de mépris de la vie et de la condition animale. Descartes, fondateur de la philosophie rationaliste du 17e siècle, héritier de Galilée, partisan de la distinction conceptuelle entre la pensée et la matière, théoricien d’une spécificité de l’humaine condition, représente ainsi l’ennemi par excellence, pour un courant contemporain résolu à combattre toutes les formes de « dualisme », d’« anthropocentrisme » et d’« humanisme métaphysique ».

Politique

Il serait facile de dévoiler la fragilité de ces attaques récurrentes portées contre l’auteur du Discours de la méthode, en revenant aux textes mêmes de Descartes, le plus souvent ignorés des contempteurs vertueux du cartésianisme. Faut-il rappeler que la célèbre formule de la sixième partie du Discours de la méthode, qui nous invite à « nous rendre comme maîtres et possesseurs de la nature », n’est pas une injonction à la prédation capitaliste de l’environnement, mais répond au programme collectif de constitution d’une connaissance fondée sur la science et la mécanique modernes, connaissance utile « à la vie » humaine, dont l’horizon est la « conservation de la santé » ?

Maîtres et possesseurs par la connaissance

Cette connaissance engage un nous, elle est arrimée à la recherche du « bien général de tous les hommes », selon les termes originaux d’un universalisme anthropologique qui constitue en réalité le véritable objet de controverse pour les adversaires, classiques et contemporains, du cartésianisme. Cet universalisme porte la thématisation inédite d’un commun humain, d’une humanité générique dont le seul critère définitionnel est la pensée, ou lumière naturelle, indissociable de la faculté de langage, également et entièrement présente en tout humain, quelle que soit sa condition. Il convient de s’y reporter à nouveau, pour en mesurer toute la portée révolutionnaire, que l’obsession contemporaine des affects et de la « sensibilité » a comme ensevelie.

Les quelques textes décisifs que Descartes consacre à la vera loquela, la « vraie parole », c’est-à-dire cette disposition à l’abstraction symbolique, fût-elle délirante ou non logique, et dont « tous les hommes » peuvent user, « même ceux qui sont stupides ou privés d’esprit, ceux auxquels manquent la langue et les organes de la voix »[1], sont sur ce point particulièrement éloquents. Nous invitons les ennemis acharnés de l’humanisme métaphysique à les relire ou à les lire[2].

Si l’on revient aux termes originaux de la philosophie de Descartes, qui fait du langage, en tant que celui-ci porte la pensée, le véritable critère de la différence anthropologique, on rencontre cet universalisme d’inscription rationaliste, anti-empiriste, qui constitue en réalité le plus vigoureux dispositif de contestation de toutes les manifestations de domination et d’assujettissement. Noam Chomsky, en son temps, ne s’y était pas trompé, lorsqu’il rendit un hommage stratégique et parfaitement à contre-courant, dans sa Linguistique cartésienne de 1966, au rationalisme moderne en général, et à la fécondité théorique et politique de l’approche cartésienne innéiste du langage comme disposition universelle en l’humanité, systématiquement opposée à toutes les formes de hiérarchie entre humains, à toutes les distinctions et discriminations de classe, de race, de genre.

Fécondité politique du cartésianisme

Ainsi Chomsky, au moment où il apportait une contribution déterminante à l’élaboration scientifique de la linguistique contemporaine, a-t-il su entendre la rigueur révolutionnaire d’un rationalisme cartésien qui appelle tout le commun humain, y compris les déficients, les « hébétés », les « stupides », les moins bien nés, les femmes, les fous, les barbares, les paysans, à cultiver en eux cette disposition universelle à la pensée, la pensée-langage qui se déploie contre les autorités instituées. Telle est la magnifique et libératrice leçon de la conception cartésienne de la différence anthropologique, fondée sur la seule disposition à la parole, le langage en tant qu’il porte la pensée et constitue le monde humain comme espace dialogique d’une intersubjectivité instituée dans l’élément commun du langage, qu’indique le critère de la réponse « à propos » : réponse à l’autre, à l’interlocuteur, dont le fou lui-même est capable au titre de sujet parlant, quand bien même cette réponse serait délirante, non indexée à la norme de la description de la réalité.

L’on pourra alors se reporter au titre initial du Discours de la méthode que Descartes, dans une lettre de 1636 évoquant la parution prochaine de son ouvrage, qu’il souhaitait anonyme, avait exposé comme suit : « Le projet d’une Science universelle qui puisse élever notre nature à son plus haut degré de perfection. Plus la Dioptrique, les Météores et la Géométrie ; où les plus curieuses Matières que l’auteur ait pu choisir pour rendre preuve de la Science universelle qu’il propose, sont expliquées en telle sorte, que ceux mêmes qui n’ont point étudié les peuvent entendre »[3].

Le nouage entre rationalisme et humanisme universaliste est manifeste dans cette formule relative à « notre nature ». L’appel cartésien au perfectionnement des conditions de l’existence humaine par le déploiement de la science universelle, dans l’horizon explicite de l’égalitarisme épistémique – la thèse d’une égale disposition en tout humain à la recherche de la vérité, dont le modèle est la rationalité mathématique que tous les esprits peuvent exercer -, s’entend comme une anticipation presque littérale du programme de « perfectionnement de la nature humaine » présenté par le jeune Spinoza au début du Traité de la Réforme de l’Entendement comme corrélat politique et anthropologique de la connaissance parfaite, connaissance collective, de l’ordre des causes ou des choses.

Un égalitarisme de combat

Ainsi se dessine, dans les textes cartésiens, un égalitarisme de combat, sans cesse opposé aux dominations – au premier chef à celle d’un « savoir-pouvoir » incarné par les doctes et leur savoir privilégié, en réalité simulacre de savoir -, une perspective émancipatrice qui s’adresse aux prolétaires eux-mêmes, surtout à ceux-ci du reste, aux « paysans »[4]. Cette émancipation collective se fonde sur cette merveilleuse puissance de la mathématique, science universelle, accessible à tous les humains quelle que soit leur condition : mathématique qui constitue le salut commun, selon la ligne cartésienne originale dont Spinoza est l’héritier direct[5]. L’auteur de l’Ethique, fidèle au cartésianisme, voit d’ailleurs dans les anti-humanistes ceux qui préfèrent la compagnie des bêtes à celle des hommes, et qui privilégient la vie « inculte et agreste » au détriment de la vie sociale, rien moins que des « Mélancoliques »[6].

La Mathesis universalis, science universelle merveilleuse exposée par Descartes dès les Règles pour la direction de l’esprit (1628), témoigne ainsi de la puissance d’une lumière naturelle, la raison, également et entièrement présente en tous les humains, seule autorité reconnue, autorité immanente, paradoxale, puisqu’elle est appelée à destituer toutes les formes d’autorité traditionnelles. Telle est l’audace inouïe de la pensée cartésienne, destinée à frapper l’ensemble des institutions contraires à cette égalité universelle et naturelle entre les humains, qui faisait dire à Alexandre Koyré, en 1937, dans ses Entretiens sur Descartes, que l’auteur du Discours de la méthode s’était attelé à « mettre au point la plus formidable machine de guerre – guerre contre l’autorité et la tradition – que l’homme ait jamais possédée »[7]. Une machine de guerre, non seulement anti-conservatrice, mais également rétive aux diverses formes de réformisme, comme il appert de la pratique cartésienne inédite, dans les Méditations métaphysiques, du doute hyperbolique ; ce doute révocatoire qui consiste pour le philosophe à s’appliquer « sérieusement et avec liberté à détruire généralement toutes [ses] anciennes opinions », suivant la formule saisissante de la première Méditation.   

A la veille de la Révolution française, Descartes se trouvait dépeint par le mathématicien D’Alembert, dans la Préface à l’Encyclopédie, sous les traits du philosophe révolutionnaire par excellence : « On peut le regarder comme un chef de conjurés, qui a eu le courage de s’élever le premier contre une puissance despotique et arbitraire et qui, en préparant une révolution éclatante, a jeté les fondements d’un gouvernement plus juste et plus heureux qu’il n’a pu voir établir »[8]. Souvenons-nous de l’extraordinaire vertu critique et politique de cette pensée rationaliste dont l’horizon est celui du bien commun, le bien du commun de l’humanité, selon la formule constante de Descartes. Rationalisme d’une audace radicale dont Spinoza se souviendra dans l’Ethique lorsqu’il rendra hommage à cette « mathématique », mathesis, seule capable de nous extirper des délires de l’imagination et de sa cohorte d’illusions dévastatrices. 

Le « retour à Descartes », impulsé jadis par Jacques Lacan, se révèle plus décisif que jamais, pour une pensée de l’émancipation déprise des vertiges narcissiques de l’imaginaire, et du mépris de l’humanité indissociable de la haine de la théorie. Couple infernal qui constitue en réalité, quand bien même il se pare des oripeaux de l’ « empathie » et de l’attention à la « vulnérabilité », l’asile de l’ignorance ; c’est-à-dire le lieu des toutes les superstitions et des pires aliénations. A ce couple infernal, opposons la « révolution éclatante » dont Descartes, en vérité, est le nom.  


[1] Descartes, Lettre à Morus du 5 février 1649.

[2] Il s’agit des quatre textes fondamentaux de la « linguistique cartésienne » : cinquième partie du Discours de la méthode, Lettre à Hyperaspites de mars 1638, Lettre au Marquis de Newcastle du 23 novembre 1646, la lettre à Morus du 5 février 1649. 

[3] Descartes, Lettre à Mersenne de mars 1636, Pl. p. 958. 

[4] Descartes, Lettre à Mersenne du 20 novembre 1629.

[5] Spinoza, Ethique, I, Appendice.

[6] Spinoza, Ethique IV, Proposition 35, Scolie.

[7] A. Koyré, Entretiens sur Descartes [1937], New York-Paris, Brentano’s, 1944, ch. 1, pp. 29-30.

[8] D’Alembert, Discours préliminaire de l’Encyclopédie, texte cité par Maxime Leroy dans son ouvrage intitulé Descartes social, Paris, Vrin, 1931, ch. I, p. 2.

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