Tout peut exploser
Dans le Texte
Paul Poulain
Judith Bernard
Des réalités industrielles de notre territoire on ne sait pas grand chose : pour peu qu’on vive loin des usines, tout entier plongé dans le fantasme de notre vie « virtuelle », archi-connectée et dématérialisée, on peut passer sa vie sans rien soupçonner de l’énormité de ce qui nous entoure. Énormité concrète des structures matérielles de cette industrie, énormité consécutive du risque qu’elle fait nous courir quotidiennement. C’est quand se produit un accident spectaculaire qu’elle se rappelle à nous : c’est l’explosion de l’usine AZF de Toulouse en 2001, c’est l’incendie de Lubrizol à Rouen en 2019, et pendant quelques jours on se préoccupe - ah tiens, oui, des infrastructures gigantesques brassant des volumes hallucinants de matières toxiques et explosives sont à nos portes, et parfois ça tourne mal. Parfois ? En fait, beaucoup plus souvent qu’on ne le croit. Et de plus en plus souvent.
Les accidents industriels en France ont connu une augmentation de 20% ces cinq dernières années ; il s’en produit 187 par jour, soit 68 000 par an. Et les pollutions à bas bruit, les intoxications invisibles qui sécrètent à notre insu des cancers au jour le jour, elles, sont « innombrables » : on ne peut pas les compter parce qu’on ne se dote en cette matière d’aucun outil de mesure et de contrôle. Comment s’explique une telle indifférence ? Quelle surprise : les acteurs politiques et économiques responsables de cette situation n’ont aucun intérêt à nous en prémunir et à nous en informer.
Le capitalisme à l’heure néolibérale c’est ça, bien sûr : du côté des entreprises, le profit comme seul objectif, la réduction des coûts comme seul principe, et donc incurie, atermoiements et déni s’agissant de la maintenance et de la prévention des risques. Et du côté des autorités politiques, solidarité avec les acteurs industriels au nom de l’éternel chantage à l’emploi, propre à faire taire toute protestation, et à démanteler toutes les règlementations susceptibles de nous protéger. Ni les uns ni les autres n’ont intérêt à communiquer sur la réalité des incidents qui émaillent quotidiennement la production industrielle, et la presse, massivement aux mains de grands groupes industriels, peine à jouer son rôle informatif dès que les intérêts de ses propriétaires sont en jeu.
La situation est donc la suivante : la France est assise sur un baril de poudre, nous n’en savons à peu près rien, et absolument personne n’est prêt pour faire face si un truc un peu grave survenait. Personne : les autorités, aussi incompétentes en la matière qu’impréparées, se comportent en pieds nickelés lorsqu’il faut gérer une situation critique - se souvenir de la communication ridiculement erratique au moment de l’incendie de Lubrizol. Les pompiers, si héroïques soient-ils, sont dépouillés de leurs moyens année après année - réduction des dépenses publiques, bien sûr. Et les citoyens, sous-informés, sont parfaitement démunis, et ne sauraient s’il faut fuir ou se calfeutrer chez soi si des fumées suspectes venaient à empoisonner leur environnement.
En écrivant Tout peut exploser, Paul Poulain, qui travaille dans l’analyse des risques et des impacts industriels, ne cherche pas à nous tétaniser d’effroi dans l’attente de la grande catastrophe. Son métier l’amène à visiter, pour les examiner, des sites industriels, pour en évaluer la sécurité ; il sait donc de quoi il parle, il a vu. Il sait aussi qu’on peut prévenir le risque, former les acteurs du secteur à sa prévention et à sa gestion. Il sait surtout que les élites politiques et économiques, tant qu’elles seront enfermées dans l’obscurantisme néolibéral, ne consacreront pas une minute ni un euro à la sécurisation et à la formation des populations au risque industriel.
C’est donc, comme toujours, à la société civile de se prendre en main : à elle de s’instruire de ce qui se passe sur son territoire, de se mobiliser pour obtenir des mesures fiables, voire pour empêcher un nouveau grand projet potentiellement funeste (les ZAD servent exactement à ça). À elle de viser sa propre souveraineté sur les arbitrages auxquels il faudra procéder s’agissant de l’avenir de notre tissu industriel ; à elle de s’acheminer vers, pourquoi pas, une forme communaliste d’organisation politique, où les assemblées populaires locales seront en mesure de décider ce qu’on produit, comment on le produit, et d’y veiller par un contrôle citoyen authentiquement soucieux de l’intérêt commun.
Judith BERNARD