pour voir cette émission
Au commencement était le patriarcat

pour voir cette émission
Au commencement était le patriarcat. On a beau avoir aimé les thèses féministes qui nous reliaient à des matriarcats ancestraux, et relayé les thèses marxistes qui faisaient de l’avènement du capitalisme la clef de notre aliénation, il faut désormais se rendre à l’évidence : l’histoire de l’humanité commence par l’oppression des femmes. Les traces préhistoriques comme les observations éthnologiques plaident toutes dans le même sens : la division sexuelle du travail est partout attestée, et en tout temps dans le sens d’une infériorisation des femmes.
Cela commence par l’interdiction faite aux femmes de participer à la chasse au gros gibier, d’allumer le feu, et de tailler la pierre – sous prétexte du maléfice que représenterait le sang menstruel, elles n’ont pas le droit de toucher à quoi que ce soit qui pourrait constituer une arme létale (et qui pourrait, se dit-on, leur permettre de se défendre contre l’empire masculin qui les veut à disposition du désir sexuel des hommes). Les très rares cas de femmes guerrières ou chasseresses ne s’observent que dans des occurrences où elles sont vierges, ou font voeu de célibat : on ne saurait combiner la disponibilité sexuelle des femmes et leur armement.
Et cela vaut dans toutes les organisations économiques : même les situations de relative égalité sexuelle, qui voient les femmes participer de manière très significative aux travaux productifs, ne permettent pas aux femmes d’accéder au pouvoir « politique » qui leur permettrait de décider du destin collectif et d’avoir barre sur la domination masculine. L’apparition des classes, de l’Etat, de la propriété privée n’y change pas grand chose : « dans tous les types d’économie observés, y compris celles qui méritent pleinement le qualificatif de « communisme primitif », on trouve des sociétés où les femmes sont clairement placées en position d’infériorité« *.
En écrivant ces lignes, qui invalident les thèses de Marx et Engels sur l’origine de l’oppression des femmes, Christophe Darmangeat n’entreprend pas de démanteler l’analyse marxiste de l’histoire. Certes, les recherches anthropologiques ont invalidé des pans entiers de L’origine de la famille, de Engels, mais le matérialisme historique ne doit pas être congédié pour autant : le niveau et la forme de l’oppression des femmes sont tributaires des conditions matérielles d’existence et de production, et l’accès à une forme d’autonomie économique est partout une condition nécessaire – quoique non suffisante – à une condition moins dégradée.
À ce titre, l’avènement des rapports de production capitalistes constitue plutôt un levier d’émancipation pour les femmes : en faisant émerger le concept de « travail » qui indifférencie les producteurs dans une activité économique nivelée par la valeur abstraite, le capitalisme tend à dissoudre la division sexuelle du travail. Il est loin de l’abolir, évidemment, et ne manque pas de ressources pour faire persister d’une main les inégalités qu’il tend à dissiper de l’autre, mais, à l’échelle anthropologique, il constitue bien une révolution : il est le premier système de l’histoire à avoir réuni les conditions objectives d’une authentique égalité des sexes. Reste à la rendre effective, en poursuivant le travail de la révolution sociale en cours.
Pour accomplir ce travail, rien ne sert de s’en référer aux mythes : point besoin de fantasmer un matriarcat originel pour oeuvrer à l’accomplissement de la pleine égalité des sexes, c’est-à-dire à leur indifférenciation sociale. Point besoin non plus de se raconter des histoires sur le capitalisme qui serait la clef de voûte des inégalités de genre. Le patriarcat existe et le précède largement, il ne faut ni le nier ni le naturaliser. C’est à un féminisme et un marxisme rigoureux et conséquents, donc scientifiques, que ce livre nous invite, et c’est un programme infiniment réjouissant.
Judith BERNARD
* Christophe Darmangeat, Le Communisme primitif n’est plus ce qu’il était. Aux origines de l’oppression des femmes, Smolny.
8 réponses à “Au commencement était le patriarcat”
Merci, un échange très intéressant et tout en nuance qui fait la part belle aux paradoxes, à la complexité et aux non-réponses.
Si j’ai bien compris C. Darmangeat émet une hypothèse totalement opposée à celle d’Engels : c’est le capitalisme, en ayant besoin d’une masse travailleuse, qui aurait apporté les conditions nécessaires au dépassement d’une division du travail genré et permis aux femmes de s’émanciper de leurs rôles traditionnels.
Mais de quand daterait le capitalisme? Est-ce que l’abolition du genre au travail n’aurait pas surtout à voir avec le développement technologique / scientifique? dans le sens où les êtres humains naissent et grandissent entourés (soumis aux) de machines, s’identifient de plus en plus à elles, expliquent le monde et leur corps à travers elles, vivent une relation toujours plus fusionnelle à elles.
Et les machines n’ont pas de sexe. A une époque où on parle de plus en plus de la « dématérialisation », je me demande ce que signifie encore nos corps. Auparavant, les hommes et femmes devaient s’identifier à des choses bien différentes dans leur environnement.
C’est pas clair pour moi si c’est le capitalisme ou la mécanisation ou la combinaison des deux qui, en nous réifiant/robotisant/numérisant, nous a fait dépasser la division sexuelle du travail ancestrale.
Merci pour cet entretien passionnant et instructif. Sur la question des genres et de notre parenté avec les grands singes, je recommande Différents – Le genre vu par un primatologue, de Frans de Waal.
Au sujet de l’interdiction des armes aux femmes.
Il me semble que la balance entre force physique et culture peut également jouer ici, bien que tardivement. Pour avoir longuement pratiqué un art martial mixte, je constate qu’une femme formée devient redoutable face à un homme sans formation. Mais à formation égale, la supériorité physique est généralement un avantage. Or cela se maintient avec les armes d’avant la poudre. Une lame contre une lame, à dextérité équivalente, la force physique reste un avantage. Une première rupture de l’armement, vient avec l’arc qui permet de tuer à grande distance. Mais la force permet de tirer plus loin. L’arbalète tue de bien plus loin encore et peut percer l’armure, ce qui est décisif ; mais s’il ne faut qu’appuyer sur une gâchette, bander l’arbalète nécessite une grande force.
Par contre, la poudre change la donne. Là, vraiment, les révolutionnaires avaient tout intérêt à ne pas laisser les femmes avec des mousquets. C’est le fameux slogan étasunien : « Dieu nous a donné la vie, Colt nous donne les moyens de la défendre. » L’arme à feu supprime les inégalités de naissance (physiques bien sûr).
À ce propos, lire le papier dans le dernier Diplo : « Au pays où le « gun » est roi » où l’on apprend que l’augmentation des possesseurs d’armes entraînés à leur maniement se compose beaucoup de femmes racisées et de personnes LGBTQ+.
https://www.monde-diplomatique.fr/2024/04/MARIETTE/66742Encore merci pour vos entretiens Judith.
Quid des Touaregs ? Il semble qu’ils fonctionnent en tant qu’exception matriarcale… Les habitants de nos iles caribéennes aussi avis un mode matriarcal avant leur extinction suite à la colonisation.Je reste convaincu que le capitalisme use et abuse des formes d’organisation préexistante pour augmenter le profit: le reste importe peu. En tous cas les féministes ont montré depuis six mois leur côté raciste en dénonçant pas le génocide des femmes de Gaza. Continuons à ne pas mélanger les torchons et les serviettes.
On est quand blanc nous autres! Il y a du boulot, et on va surement passé par les fachos ouvertement à force d’être incapable de s’unir . Et si on commençait par la Paix? Ah non même mes « écolos » à la manque sont pour la guerre avec leurs copains socialos de droite.Bonjour,
Merci beaucoup pour cet entretien très éclairant. Une remarque sur le caractère unique du capitalisme dans l’histoire de l’émancipation des femmes. Tout à fait d’accord avec l’auteur, mais il me semble que Ivan Illitch, dans « Le genre vernaculaire », publié en 1980, parle déjà du passage des sociétés vernaculaires aux sociétés industrielles. Avec cette transition, nous passons de ce qu’il nomme la complémentarité des genres dans les économies de subsistance à la division sexiste du travail dans les sociétés industrielles, dû notamment, comme le souligne Christophe Darmengeat, à la monétarisation de l’économie mais aussi et surtout à l’apparition de la catégorie économique (puis du concept) du travail, valeur abstraite par excellence. À ce titre, une histoire de l’usage du terme est intéressante, car il apparait dans le contexte de l’émergence de l’Etat-Nation, et à ce titre, il émerge d’abord dans les nouvelles langues nationales, avant d’être petit à petit traduit dans les langues vernaculaires.
Bref, c’était juste un point rapide, merci encore pour cet entretien.L’entretien est au moins aussi efficace dans vos questions, Judith, que dans les réponses apportées. Elles sont intelligemment provocantes, sans être provocatrices; c’est très bien vu. Merci pour l’ouverture donnée ainsi à la discussion !
Très décevant. Si jamais vous avez l’occasion d’inviter David Wengrow ou James C. Scott pour parler de leur travaux, ce serait un plaisir ! Leurs propos sont plus généraux mais ils citent aussi un peu quelques études féministes.
Judith, il faut absolument que vous arrêtiez avec ce « ouais » intempestif !
Laisser un commentaire
Vous devez vous connecter pour publier un commentaire.