Clint Eastwood, le Grand Réparateur

avec Bernard BENOLIEL
publiée le
animée par Murielle JOUDET

De la série des Dirty Harry, dont le premier volet fut qualifié de « fasciste » par la critique Pauline Kael, à la prétendue peinture glorieuse d’une Amérique pro-Bush de son dernier film American Sniper, on se rend compte que d’un bout à l’autre de sa carrière, Eastwood essuie les mêmes critiques : le contenu de certains de ses films serait nauséabond, il s’arrange d’une notion abstraite du mal plutôt que de prendre le temps de sa contextualisation politique qui alors ébranlerait le propos de ses films. L’homme, en plus, est républicain, et les vidéos embarrassantes de ses apparitions publiques ne manquent pas. Bref, Eastwood serait peut-être, vu de loin en tout cas, l’image même du cinéaste officiel de l’Amérique, celui qui lui offre une version falsifiée mais réconciliée d’elle-même.

A y regarder en détail, à prendre le temps de se plonger dans l’oeuvre en mettant l’homme et ses apparitions publiques de côté, comme l’a fait Bernard Benoliel dans sa très belle monographie sur le cinéaste-acteur (« Clint Eastwood », collection Maîtres du cinéma, éd. Cahiers du cinéma), on découvre qu’évidemment, tout est un peu plus compliqué que ça, si on veut bien prendre la peine de vraiment regarder les films : un travelling, un clin d’oeil, une scène qu’on n’avait pas bien vus…bref, avant de dégainer la myopie idéologique on devrait peut-être, très simplement, regarder rigoureusement les films.

Mais au-delà de ça, et si les soupçons étaient justifiés, la filmographie de l’acteur-réalisateur nous rappelle à quel point l’ambiguïté, loin d’être un problème, est constitutive de l’oeuvre des grands cinéastes américains (cela allait plus de soi avant et peut-être fallait-il moins montrer patte blanche qu’aujourd’hui…) parce qu’elle met le doigt sur une zone trouble, tourmentée, aux contradictions irrésolues mais surtout passionnantes. Son oeuvre nous rappelle également qu’un cinéaste ne coïncide pas avec ce qu’il filme, qu’il n’est pas nécessairement d’accord avec son héros mais qu’il peut adopter envers lui mille et une attitudes : sa mise en scène est là pour restituer toutes les nuances de cette relation, plan après plan. Dans tous les cas on se trompe à vouloir tirer des verdicts et des conclusions là où tout ne sont que prudents questionnements, tentatives inquiètes de répondre à la violence de l’histoire américaine, de soulever le tapis des mythes et des images officiels pour se la coltiner réellement.

Car c’est la deuxième facette de l’oeuvre eastwoodienne : elle est tourmentée, toute pleine de ferveur quand il s’agit d’obtenir réparation, de lécher les plaies de l’Amérique. Alors oui bien sûr, elle croit en un mal métaphysique, parfois abstrait, mais je serais bien en peine de citer un film américain important qui ne traite pas du mal de cette manière. De cette croyance au mal, les héros eastwoodiens (et Eastwood acteur lui-même) tiennent leur obstination à vouloir l’éradiquer. L’obstination c’est d’ailleurs ce qui définit ses personnages et elle est inébranlable quant à la mission qu’ils se fixent : et si tous (ou presque) ne pensaient qu’à réparer quelque chose ? Et si la filmographie d’Eastwood était une de ces œuvres-pansement où chaque film tente de recoller comme il peut, avec ce qu’il trouve (des communautés et des familles bricolées) avec désespoir et parfois naïveté, la grande Histoire comme les petites ? Ce sont ces pistes belles et stimulantes que développe ici notre invité, sans pour autant chercher un seul instant à innocenter, simplifier ou régler le dossier Eastwood,  mais bien au contraire, en avivant l’ambiguïté, gênante peut-être mais absolument vitale ; du moins tant qu’on voudra encore voir de grands films.

Murielle JOUDET

Durée 94 min.
  • Commentaires

3 réponses à “Clint Eastwood, le Grand Réparateur”

  1. HBK

    Concernant la scène de fin de Dirty Harry, et quand bien même je puisse convenir d’une ambiguïté dans l’interprétation possible, l’une des interprétations qui m’est venue à l’époque et que je considère toujours valable aujourd’hui, est bien que Dirty Harry n’est pas tant dégoûté par lui-même que par, peut-être pas spécifiquement les forces de police, mais la société en général (dont les forces de police sont censées maintenir le bon déroulement), le tout pris sous un angle de dégénérescence (à mettre en correspondance avec les valeurs morales puritaines standard) qui me semble être rampant pour ne pas fire omniprésent, en tout cas dans le premier film.

    Concernant American Sniper, et quand bien même je sois bien conscient que le film ne soit pas binaire, il est extrêmement difficile de ne pas être mal à l’aise face à certaines distorsions de réalité ou en tout cas l’interprétation que Eastwood en fait, à savoir le fait que le personnage principal est en tout cas au premier degré presenté comme quelqu’un d’assez sympathique, là où selon toute vraisemblance étant donné ce que ces anciens camarades disaient de lui, c’était un immonde connard prétentieux qui, par exemple, revendique (et de façon véhémente) quasiment le double de victimes de ce que l’armée américaine reconnaît officiellement.

    J’aurai probablement beaucoup de choses à ajouter sur d’autres de ces films, étant moi-même un fervent amateur de Clint le cinéaste. Je dirai juste que je suis quelque peu déçu par l’angle pour le moins angélique de cet entretien. J’en attendais probablement un peu trop, mais l’ambiguïté du personnage aurait peut-être méritée d’être un peu plus approfondie et de ne pas se contenter de démonter le vieil angle « anti-Dirty Harry » (qui est effectivement à côté de la plaque). Par exemple tout simplement et sans omettre le fait que sa technique filmique est exemplaire, le fait qu’il est extrêmement difficile de comprendre comment quelqu’un qui est capable d’autant de subtilité dans ses films puisse soutenir ces monstruosités pathologiques que sont certains des candidats republicains, car sans pour autant se contenter d’une psychologisation à deux francs six sous, on peut légitimement interroger les sous-entendus et les effets potentiels de ces films une fois cette variable intégrée.

  2. David N’Diaye

    Une émission très intéressante sur Eastwood et son cinéma, et comment celui-ci traverse les grandes questions de l’histoire des USA (notamment au sujet de la violence). J’y ai appris beaucoup de choses, étant peu fervent de sa filmographie depuis une dizaine d’années. Je voulais toutefois rajouter deux éléments qui me semblaient importants:
    1) son rapport aux femmes – c’est à dire comment elles sont filmées, quels rôles elles jouent (on non) – dans ses films; car j’ai l’impression que le machisme s’y mêle au masochisme la plupart du temps et expliquerais beaucoup la motivation de ses personnages.
    2) son image d’homme « blanc » – miroir trompeur de l’Américain type – que trimballe Eastwood chez ses personnages dans lesquels, il tente à la fois de se soustraire et s’en revendique, conscient cela fait partie de son succès; car si effectivement il a un profil « problématique » dans les années 50, ses traits à la fois virils et fins sont en adéquation avec celles des 60 et 70’s.
    C’est tout son rapport au monde, aux problèmes raciaux, à la place de l’homme dans la société, qui rend (en tout cas jusqu’au 90’s) passionnante sa filmographie. Même si j’ai l’impression qu’il s’est « institutionnalisé » à l’image d’un Scorcese, et ne parlons pas de Spielberg, perdant ainsi une bonne partie de sa remarquable ambivalence.
    Ces points ont été abordés, mais méritaient, sans doute, d’être encore approfondis… mais comme l’émission ne pouvait pas durer 3h…

  3. Matt44

    C’est un peu facile d’oublier la réalité d’Eastwood, c’est à dire que la critique sur le côté réactionnaire de sa filmographie ne serai être efficiente si Clint lui même dans la REALITE n’était pas un homme profondément réactionnaire par ses choix politique.

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