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Déconstruction et Politique

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La semaine dernière des milliers de personnes ont défilé à Paris, de Barbès à Bastille. Cette Marche pour la Dignité et contre le Racisme qui voulait dénoncer la violence policière et le racisme d’Etat, avait été lancée par un collectif de femmes et était soutenue par une myriade d’associations, de collectifs et de personnalités. Sur cette liste longue comme le bras, on retrouvait pêle-mêle, le « Collectif Stop contre les contrôles au faciès », les « Mamans pour l’Egalité », la « Voix des Rroms, les « Juives et les juifs révolutionnaires » ou encore le « Parti des indigènes de la République ». Chacun venait avec son groupe et son mot d’ordre. Le débat a fait rage dans ma tête : j’y vais ou pas ? Derrière quelle banderole je vais me mettre? A côté de qui est-ce que je vais me retrouver à marcher ? Est-ce que je peux y aller si je n’habite pas en banlieue ? Si je ne suis pas spécialement maltraitée par la police? Si je ne me sens affiliée à aucune minorité ? Si je suis immigrée mais blonde ? Et puis je la sens pas trop Houria Bouteldja, mais en même temps, si Caroline Fourest a appellé au boycott de la marche, c’est peut-être le signe qu’il faut y aller ? Et lire dans une tribune, quelque jours après, Océane Rose Marie regretter, l’absence à la marche, des féministes « mainstream » mais aussi celle des féministes dites « intersectionnelles » a fini de me plonger dans un océan de perplexité…
C’est cette perplexité à laquelle Renaud Garcia veut apporter quelques réponses dans son livre « Le désert de la critique. Déconstruction et politique » (L’Echappée, 2015). Il propose un éclairage sur le mouvement de sape de la critique sociale et des luttes qui vont avec. Comment, en troquant l’aliénation et la lutte des classes pour un nouveau mot d’ordre, celui de la « déconstruction », on a finalement abouti à une telle multiplication et à une telle fragmentation des luttes, qu’on a rendu de plus en plus difficile la compréhension et l’identification claire de ce contre quoi on était censé se battre. Et donc, pourquoi on est de plus en plus tenté de rester à la maison.
Tranquille.
Maja NESKOVIC
9 réponses à “Déconstruction et Politique”
Et le Figaro encensant Garcia, c’est quel degré de perplexité ? http://www.lefigaro.fr/vox/culture/2015/09/25/31006-20150925ARTFIG00266-sebastien-lapaque-les-indignes-les-anarchistes-et-les-deconstructeurs.php
Bricmont puis Amselle c’était déjà insupportable, mais là alors on touche le fond… Les choix de Maja, sa vision de la politique m’effrayent, décidément.
Bon, je vais essayer d’être le plus concis possible.Comme disait avec malice Bourdieu dans l’un de ses cours, « la philosophie est la tare de la France », la philosophie qui se regarde le nombril, qui voudrait en rester à des choses simples, belles, rassembleuses. Garcia est une caricature de la philosophie.
Que cela nous plaise ou non, il faut penser avec Foucault, Deleuze, Derrida. Ils nous donnent à penser. Tout ce qui donne à penser est à prendre. La lutte ne doit jamais nous faire cesser de penser. Nous ne devons jamais sacrifier notre cerveau sur l’autel du « grand mouvement unificateur ».
Comme disait aussi Bourdieu, c’est l’anti-intellectualisme qui a tué le mouvement ouvrier, c’est le dogmatisme pseudo-marxiste qui l’a fait se perdre et sombrer. Ce n’est pas le trop-plein de neurones.Pourquoi veut t-on toujours que l’autre se nie ? Laissons-le se définir comme il se sent. Il cherche l’autonomie ? Pourquoi lui refuserait-on ? Pourquoi pas défiler avec lui ? Pourquoi pas défiler pour nous, tout simplement, en tant que blanc d’extrême gauche, et pas en tant que gros bébé qui veut téter de la « grande cause unie », du « grand récit » ? Pourquoi doit-on toujours défiler « pour les autres », qui ne seraient jamais assez grands pour se débrouiller sans nous ? Pourquoi toujours vouloir se fondre ? On est nous, on est avec eux, ils sont avec nous, pas besoin de grandes simagrées humanistes, on a tous un cerveau et on peut tous comprendre Foucault.
Et la lutte n’en sera que mieux.Émission excellente ! Le propos tenu est rigoureux. Il assume son point de vue, anarchisme tendance socialiste, avec l’exigence de laisser la discussion ouverte. Le terme critique prend tout son sens : pousser au maximum les questions dans leurs conséquences pour en faire émerger leurs enjeux.
L’auteur nous offre un travail d’exploration et de synthèse très fin. Pour ma part, j’y ai pris beaucoup de plaisir. Il a réussi à me montrer les points de vues des différents acteurs. Il épure la scène du débat de la « gauche radicale » sous l’angle philosophique. Je trouve qu’il a participé, le temps de son exposé, à me défaire de mon ethos militant, par définition dogmatique, pour apprécier un paysage d’ensemble, et m’aider alors à rebattre les cartes, reformuler mes problèmes, approfondir ma réflexion, enrichir mon point de vue, m’offrir de nouvelles occasions de penser.
Cette fenêtre construite par Renaud Garcia me semble être un point de repère difficilement contournable à ceux qui ont un regard engagé sur notre monde.
Merci !
Ce n’est pas que Renaud Garcia soit un « adversaire », ce serait une lecture binaire que de dire les choses comme ça, c’est juste qu’il me semble significatif d’un glissement anti-intellectuel regrettable voire dangereux d’une certaine gauche. Relever l’article du Figaro me paraissait savoureux et révélateur, et qui plus est cela me semblait quand même moins osé que la méthode de Garcia qui consiste à voir des analogies entre les différents emplois d’un mot devenu banal comme « déconstruction » (comme si derrière un mot il y avait forcément un concept, ce qui est un travers purement philosophico-philosophique, anti-sociologique voire anti-linguistique).
(On a chacun nos mots honnis, personnellement c’est le mot « responsabilité », qui est l’un des favoris de Valls notamment : tiens, Garcia l’emploie à un moment en parlant de la « responsabilité des intellectuels », argh cela prouve donc une fois de plus que c’est un gros réac autoritaire qui veut faire taire toute pensée trop tortueuse qui ne lui plaît pas ! On peut s’amuser beaucoup comme ça…)Ce qui a décuplé mon agacement, c’est que j’étais vraiment parti pour regarder en entier l’entretien, mais je trouve qu’il y a une gradation dans les jugements définitifs anti-intellectuels ou anti-artistiques (« charabia » et compagnie) et c’est cette même dimension péremptoire, dite sur ton d’évidence, qui m’avait fait interrompre également les entretiens de Bricmont et d’Amselle (deux personnages bien moins sympathiques, on est d’accord, mais c’est justement parce que Garcia est sympathique au départ que c’est encore plus agaçant !). Et la « ligne Maja Neskovic » me pose problème, désolé, car elle ne relance jamais sur ce qui cloche vraiment, voire même vient verser de l’eau au moulin comme ici avec Chomsky, qui nous dit qu’une théorie ne doit jamais dire différemment ce qui avait déjà été pensé avant, ce qui est bien la plus grosse idiotie jamais lue ; l’on remarquera d’ailleurs qu’on ne sait plus très bien ce qu’on reproche aux « déconstructeurs » : trop grande évidence ou trop grande complexité ? Les deux à la fois ? Comme ça nous arrange, suivant si l’on pige ou pas, si « on le sent bien » ou « pas trop » comme dirait Maja pour Bouteldja ? Oui, Deleuze est parfois extrêmement simple et parfois extrêmement compliqué, et alors, quel est le problème ?
Là où diffuser cet entretien reste quand même intéressant car révélateur à son corps défendant, c’est quand on le compare à la vision du travail conceptuel et intellectuel qu’a Frédéric Lordon quand il écrit ses essais spinozistes, ledit Lordon que l’on ne peut pas taxer d’être dans une tour d’ivoire. Ce qu’il défend, c’est en quelque sorte l’anti-Garcia : 1) Ne faire aucune concession quant au langage et aux concepts maniés : la recherche n’est pas le militantisme ; 2) Trouver dans une philosophie ancienne comment penser le présent, donc oui, refaire parler l’ancien mais différemment, même quand cela semble des « évidences ». Particulièrement parlant de constater ce clivage quand on sait les critiques théoriques que Lordon porte à l’anarchisme traditionnel !
(Je passe sur la façon un peu méprisante qu’a Garcia de présenter « ces philosophes auxquels on s’intéresse quand on est jeune, Foucault Nietzsche Spinoza », comme si après ça y est on pouvait « passer à autre chose », comme on dit, « devenir raisonnable », « revenir aux fondamentaux » pour être un vrai militant de gauche qui se prend pas la tête…)Bref, voilà où je voulais en venir (désolé, c’est laborieux pour rien, mais comme la première fois c’est la concision qui avait paru arrogante, j’essaie autre chose) : tout cela est une question de langage. Oui, le langage est un ordre et c’est important d’en créer un nouveau : c’est aussi ça, l’invention conceptuelle, ce que ne pourra jamais remplacer le travail militant traditionnel, qui ne doit pas avoir la prétention d’être la seule parole « utile », tout comme aucun grand intellectuel n’avait à ma connaissance l’immodestie de penser être le seul à pouvoir faire marcher le monde.
(Quelqu’un peut-il me dire si dans le tiers que je n’ai pas regardé, il est fait mention du post-situationnisme, d’où vient le Comité Invisible et sa géniale prose, pas toujours anarcho-compatible ? Pour moi, s’il faut trouver des preuves contemporaines de la nécessité politique de la libération du langage, de l’intensité et de la pertinence indispensables du soi-disant « charabia », c’est bien dans le Comité. Et dans Nathalie Quintane et ses « Années 10 ». J’échange une Quintane contre mille Garcia !)En fait, ce qu’il faudrait vraiment arrêter, c’est de raisonner comme le texte introductif de cette émission : « alors il faut que je me positionne comme ça parce que lui il a dit ça et que lui il n’a pas dit ça, mais comme lui il a dit ça alors là je suis perdu parce que lui je le sens pas trop donc là franchement je ne sais plus quoi penser, houlala ». J’en reviens encore pas que ça fasse rire quelqu’un (Garcia), un anarchiste qui plus est, qu’on puisse dire qu’il faille penser à partir de soi-même ; ce qui n’est pas pareil que l’illusion de « penser par soi-même » : bien sûr qu’on est une éponge, mais une éponge qui n’a pas forcément besoin de s’aiguiller selon de grands positionnements de groupes informes ou d’individus extérieurs qui ont la parole. Ou sinon on ne fait pas travail intellectuel, ni même politique, on est une sorte d’observateur du champ militant, ce qui peut convenir à un journaliste, mais est inquiétant pour un penseur. Certains ont dit « déconstruire » alors qu’il ne fallait pas ? Certains poussent à penser des choses qui pourraient conduire à faire ou ne pas faire certaines choses qu’il faudrait sûrement faire ou ne pas faire si l’on voulait ou pas mener des choses selon l’idée de base qu’on a de ces choses ? Hum ok, et c’est comme ça qu’on juge de la pertinence d’un travail intellectuel ? N’est-ce pas justement le boulot de la pensée, même politique, que de nous faire sortir de cette tranquillité où chaque concept est bien à sa place (utile/dangereux, évident/complexe, etc) ? Et après, on se fait sa propre cuisine personnelle, non ? Ou sinon franchement c’est d’un ennui, arrêtons tout de suite la politique et consacrons-nous à l’art, ce sera toujours plus subversif.
Pour information, Renaud Garcia signe dans CQFD n°137 de novembre 2015 — voir le bas de cette page (http://cqfd-journal.org/Au-sommaire-du-137) — une critique de « Imperium », de votre invité à « Dans le texte » F. Lordon, article assez « critique » justement.
Lucas Verbèke, je ne comprends pas votre propos. Je n’ai pas retrouvé dans l’exposé de Renaud Garcia de l’animosité à l’endroit de la sphère « déconstructionniste ». A plusieurs reprises même, il prend le temps d’exposer cette pensée, il montre en quoi elle est source d’interrogations fécondes.
Je ne crois pas me tromper en avançant que le thème de Renaud Garcia est de tenter de poser un diagnostique quant à la désunion de la gauche. Le moins que l’on puisse dire, c’est qu’elle est orpheline d’un mouvement qui la rassemblerait pour l’émancipation d’une brutalité du temps présent. Pour ce faire, il choisit un angle, et porte un regard sur la pensée actuelle de la gauche radicale. Comment nier la multiplicité des luttes : sans-papiers, racisme, LGBT, syndicales, surveillance, écologie… Comment nier qu’il n’y ait pas d’unité parmi ces courants, alors qu’une tradition profonde les traverses et les unis implicitement de manière souterraine.Le point de vue de Renaud Garcia m’intéresse car il m’aide à penser un monde dans lequel je me sens responsable. J’ignore si tu es père de famille Lucas Verbèke, mais la question de l’héritage s’est invitée dans ma tête : quel monde vais-je transmettre à ma fille ? quelle valeur saura-t-elle identifier dans mon attitude sur laquelle elle prendra nécessairement modèle ?
Il faudrait, me semble-t-il, faire attention à ne pas tomber dans ce piège, comme le disait Freud, du narcissisme des petites différences. Je crois que Renaud Garcia évite cet écueil justement. Il conserve le coeur critique de la pensée déconstructionniste, tout en nous interpellant sur l’engagement politique. Ce pays compte, et j’en fais parti, plus de 50% d’ouvriers et d’employés. Il existe un corps massif d’individus malmenés par un pouvoir oligarchique. Nous rencontrons, retrouvons une forme de tyrannie à l’ancienne avec des méthodes de contrôles sociales, psychologiques, techniques de la population. En plus d’exercer une violence objective direct, à savoir, la précarisation de l’emploi, les délocalisations, l’atteinte à notre état social (santé, éducation, justice), le dispositif présent de notre organisation social participe à une aliénation de notre ethos. Pour que ce système continue à fonctionner tel qu’il est aujourd’hui, il convient que ses acteurs s’aliènent, troque leur humanité, leur sensibilité, pour un confort précaire et débile. Après une journée de travail de chien, sous la coupe d’un petit chef autoritaire à la vie minable qui défausse son malêtre existentielle sur les autres avec la bénédiction de l’ordre social qui le protège par sa place dans l’ordre hiérarchique (capitaliste et organisationnel), faute d’avoir les ressources symboliques nécessaires pour se défendre, comment ne pas succomber au confort douillet de la consommation : les prochaines vacances à Wall Disney, le prochain Star Wars au cinema, Cyrill Hannounah sur D8, la biture du week-end à en oublier son nom, du shopping pour changer d’apparence comme si on changeait de personne d’existence…
Je tente avec mes moyens de faire contre-feu à cet état du monde présent. Seul je ne peux pas grand chose. Et quel désarroi éprouve-je au travail devant l’accablement des collègues au travail. La peur règne. Il n’y pas plus d’embauche, que des CDD et de l’intérim. Le CDI y sert de carotte. Combien d’entre eux se trouvent plongé dans une forme de cynisme ? Comment ne pas sentir la solitude régner dans ce groupe ? Le monde leur apparait comme une impasse, et chacun se referme dans sa petite cellule intime : une famille et quelques amis… Les syndicats sont morts, les partis politiques sont morts : rien n’est venu remplacer ce qu’hier servait d’étendard pour rallier un peuple aujourd’hui orphelin de toute représentation symbolique commune.
Lucas Verbèke, avec le tableau que j’ai tenté maladroitement de brosser, effectivement, la question du langage, même si elle reste une topique d’importance dans le militantisme, ne doit pas venir voiler cette souffrance majeure ici décrite en focalisant l’attention de manière unilatérale sur de byzantines différAnces (que je considère avec beaucoup de préoccupation et d’engagement personnel).
Vous avez parlé de Damasio durant cette (belle) émission. La question que hante est la suivante : quand est-ce que ce dernier sera invité sur Hors-série ?
Dans le sens des commentaires positifs, je trouve salutaire d’apporter à la gauche critique une critique de la gauche et de sa manie à se tirer des balles dans les pieds. Pour renouveler le mouvement, il y a grand besoin d’auto-critique. Merci !
merci pour votre décision de ne pas mettre d’émission aujourd’hui,
je n’y vois qu’intelligence et humanitéBonjour Raphael Colombier,
Cela va plus loin que savoir où se mettre en manif. La thèse de Renaud Garcia est de dire qu’à force de déconstruire, on perd ce qui pouvait relier les individus entre eux, donc la possibilité même de manifester ensemble pour un combat commun. Certains courants ne cessent d’atomiser tout ce qui peut ressembler à de l’universel. En gros, dès que vous décidez que l’assignation du sujet à une catégorie telle que « le féminin » est essentialiste, normatif et légèrement fasciste, la lutte contre la domination masculine ne peut plus être menée (en tout cas pas de la même façon qu’auparavant).
Quant à l’intersectionnalité, Renaud Garcia en est tellement conscient qu’il la décrit dans son livre comme un symptôme du changement de paradigme (je précise quand même que ce ne sont pas ses termes) : il ne s’agit plus de lutter « contre » (la domination, l’aliénation, les normes, etc…), mais de faire proliférer des identités multiples (« niquer le genre » par recours à la science et aux produits chimiques si besoin), ce qui permet d’échapper à la normalisation par la subversion. Pour faire jouer un peu le bazooka (mais là c’est moi qui interprète, ce n’est pas dit explicitement dans le livre), Renaud Garcia pourrait dire qu’à la logique de lutte a succédé la stratégie de la fuite.
Abracadabra
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