Guerres anti-terroristes : la violence libérale en actes

avec Mathias DELORI
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animée par Judith BERNARD

Pour donner une image de la guerre contre le terrorisme, Mathias Delori emprunte à l’un de ses acteurs une terrible métaphore : « On a pris une mitrailleuse pour tirer sur un moustique ». Tout est là : dans l’éloquence de la figure, qui donne une idée de la disproportion du mode opératoire, de son effarante inefficacité et du carnage qu’il est susceptible d’engendrer. Et dans la méthodologie de Delori, qui produit une critique de la violence libérale à partir du discours produit par ses propres acteurs : ici, un ancien responsable des services de renseignements extérieurs français, bien placé pour connaître les pratiques des militaires à l’étranger, et leurs effets.

Non pas que les armées de l’espace euro-atlantique et leurs chefs se comportent en barbares parfaitement insoucieux du mal qu’ils font ; au contraire, ils produisent avec une extrême minutie et une infinie prolixité les règles et des discours justifiant et organisant leur pratique de la violence. Mais ça n’en est pas moins une violence, qui travaille à se minorer en mettant en scène sa propre « mesure ». C’est la clef de voûte de sa rhétorique : la mesure. Les démocraties euro-atlantiques qui perpètrent des guerres dans le reste du monde se racontent une histoire selon laquelle la violence qu’elles mettent en œuvre est légale (elles produisent tous les textes législatifs pour pourvoir à cette licéité), et, toujours, éthique : les interventions se font au nom de la « démocratie » et des « droits humains », si elles tuent des civils innocents, ce n’est jamais intentionnellement, et puis elles pourraient en tuer beaucoup plus – elles en ont les moyens. C’est donc une violence « mesurée ».

Qu’elle fasse beaucoup plus de morts que le terrorisme qu’elle prétend combattre ne paraît pas entrer dans l’équation (4000 civils innocents sont morts en vingt ans dans l’espace euro-atlantique du fait de la violence terroriste ; il n’a fallu que trois mois de guerre « anti-terroriste » pour atteindre ce funeste bilan parmi les seuls civils afghans). Mais cette violence se méconnaît comme telle puisque, quand elle tue des innocents, elle « ne fait pas exprès » – alors que les terroristes, eux, les visent délibérément.

La violence libérale relève au fond d’une sorte de nécropolitique par inadvertance, qui n’affirme pas que les vies ôtées ne valaient rien ni qu’il fallait les éliminer, mais qui considère qu’elles valaient moins que toutes celles qu’on prétend sauver au prix de ces « dégâts collatéraux ». Nous connaissons bien désormais cette expression qui réifie celles et ceux que nos missiles et nos bombes ont frappé.e.s, tué.e.s, mutilé.e.s, traumatisé.e.s ; ces victimes n’ont droit ni aux portraits ni aux hommages, dans une presse de toute façon incapable d’en fournir le décompte exact. Jouent ici la « loi du mort kilométrique » (plus ils sont loin, moins on s’émeut) et cette économie de la pitié qui nous fait éprouver tant d’empathie pour les « nôtres » et beaucoup moins pour les « autres ». Bien sûr, la question raciale structure cette économie de la pitié : ces « autres » vies sont des vies non-blanches, que des siècles de racisme puis d’orientalisme nous ont conditionnés à minorer.

Dans Ce que vaut une vie, qui vient de paraître chez Amsterdam, Mathias Delori propose d’examiner à la loupe la rhétorique de la violence libérale : ses arguments assumés, les croyances sur lesquelles ils reposent, et la manière dont elles infléchissent les conduites des acteurs de l’anti-terrorisme. Il importe de se mettre à l’écoute de leurs discours et de leurs principes, afin d’y enrichir notre propre arsenal argumentatif dans le cadre de la lutte anti-impérialiste. Sans doute ne suffit-il pas de dire que ces guerres ont pour la plupart des motivations économiques inavouables, liées à la sécurisation et à l’accroissement des espaces du profit capitaliste. Si ses protagonistes continuent d’y oeuvrer de bonne foi, et si l’opinion continue d’y consentir, c’est sans doute parce que tous sont dupes du mirage rhétorique qui déguise ces guerres en interventions humanistes et pacificatrices. Or, ni le cadre légal qu’elles se donnent, ni les effets qu’elles produisent, ne permettent d’entériner ces prétentions lénifiantes : ce que Mathias Delori nous invite à faire à sa suite, c’est à prendre la rhétorique des démocraties libérales à bras le corps, la regarder dans les yeux, et lui demander enfin raison de la violence qu’elles mettent en oeuvre au nom d’une humanité dont elles se prétendent les exclusives garantes, produisant par ce geste même la barbarie qu’elles affirment combattre.

Judith BERNARD

Bibliographie indicative des références mentionnées pendant l’entretien : 

Thomas Hobbes, Le Leviathan, 1651 ;

John Locke, Traité du gouvernement civil, 1690 ;

Alexis de Tocqueville, De la démocratie en Amérique, 1835 ;

Emile Durkheim, Les règles de la méthode sociologique, 1895 ; Le Suicide, 1897 ;

Pierre Bourdieu, Raisons pratiques, 1994 ;

Jean Larteguy, Les Centurions, 1960 ;

James Der Derian, Virtuous War, 2001 ;

Eyal Weitzman, À travers les murs, 2008 ;

Robert Baer, La Chute de la CIA, 2002 ;

Arendt, Eichmann à Jérusalem, 1963 ;

Carl Schmitt, La Notion de politique, Théorie du partisan, 1972 ;

Judith Butler, Qu’est-ce qu’une vie bonne ?, 2014 ;

Foucault, Naissance de la biopolitique, 1979 ;

Edward Saïd, L’orientalisme, 1978 (1980 pour la traduction française).

Poèmes de Guantanamo, sous la direction de Patrick Lowie et Hassan Charach, 2009 (pour la traduction française).

Tribune relative au lien entre guerres et terrorisme, parue dans l’Obs.

Durée 96 min.

10 réponses à “Guerres anti-terroristes : la violence libérale en actes”

  1. Corinne Planchais

    Excellente interview de Mathias Delori qui vient éclairer tout a fait opportunément les mécanismes de nos guerres contre le terrorisme. Une remarque et un conseil tout à la fois cependant : Judith Bernard peut-elle cesser des s’adresser à la caméra pour nous faire partager les remarques et les questions q’elle ne devrait poser qu’à ses interlocuteurs ? Bien amicalement.

  2. titou

    Judith a été encore plus brillante que d’habitude! Bravo!Le volet géopolitique est le grand absent de cet entretien: il pourrait donner un éclairage différent de ces guerres inutiles. quant au concept de guerres humanitaires , il est encore plus hideux , abominable ….

    Mr Patai était un sioniste pur et dur et un défenseur de l’occupation de la Palestine avant la création de l’état colonialiste Israel et ill a raté de peu sa naturalisation. Son portrait complet aurait mérité plus d’explications et aurait peut-être permis de saisir pourquoi c’est lui qui a été choisi pour fabriquer la fabrique du consentement à la violence de pauvres bougres qui font la guerre pour enrichir ceux qui ne la font pas.

    Said Bouamama vient de sortir un livre sur le plus vieux prisonnier politique français Georges Ibrahim Abdallah qui montre en effet si on ne peut pas les combattre sur son sol les puissances impérialistes, on peut les combattre chez elles.

  3. Anne-Gaelle

    Merci, émission passionnante et terrifiante.

    Je ne suis pas convaincue par la comparaison entre le soldat qui tue et le passant qui n’aide pas le sdf pour souligner l’ambivalence humaine. J’y vois au contraire d’un côté la toute-puissance des uns (destruction des corps) et l’impuissance des autres (à régler un problème structurel). Ce n’est quand même pas le même type de responsabilité ou d’arrangement éthique. J’ai du mal à comprendre que si tu as une arme entre les mains, que tu vises (mal surtout si tu es américain, oups! sorry pour l’école et l’hôpital! Ah bon c’était un mariage?) et appuie sur la gâchette, il n’y a pas intention de tuer, terroriser, dominer? En tous les cas, je ne sais pas ailleurs mais en France elle n’est pas hyper évidente l’humanité portée aux autres(les riens)dans le discours de ceux qui ont le pouvoir de déclarer les guerres.

  4. Charles

    Entretien très intéressant et ce d’autant plus que Mathias Delori offre une certaine résistance aux analyse de Judith, ce qui donne une dynamique et une complexité fructueuses. Toutefois, je n’arrive pas vraiment à cerner le point de vue de Delori qui, bien qu’il oppose des arguments ou des nuances intéressantes à Judith, donne parfois le sentiment s’arrêter au seuil de son analyse et de ne pas assumer tout à fait les conséquences politiques de son livre tel qu’exposé ici. A un moment, il lâche qu’il est plutôt libéral, bien qu’il ne précise pas à ce moment-là quelle signification précise il donne à ce terme, peut expliquer pourquoi il a envisagé aussi facilement de conduire des entretiens avec l’ »ennemi » (cf une des premières questions de Judith).

  5. Maunoir Charbonnel

    Difficile de rentrer dans ce sujet. On sent bien qu il se cache derrière nos convictions et nos croyances des méandres inextricables qui peuvent vite nous mettre en porte à faux, le monde du mal est décidément difficile à explorer.Il y comme de la gêne a être du coté de cette démocratie là.
    Judith est excellente brillante virevoltante parfois, son interlocuteur souvent retors montre des zones d’ombre, finalement j’aurais aimé qu il dise plus précisément d’où il parle.

  6. Marianne Van Leeuw Koplewicz

    Pour rappel: Busch et les autres présidents a sa suite interdissent de montrer les cercueils de retours d’Irak même en moins grand nombre pour éviter l’effet Vietnam idem pour la France voir le travail inégalé de Grégoire Chamaillou concernant la discrétion autour de la question des drones et des assassinats extra judiciaire. Par exemple le boomerang que va être l’abandon de femmes et d’enfants a Hal Hol ou a Roj n’est absolument pas livré a l’attention de l’opinion publique ni les conditions de détention a Hassaké. Merci a Judith Bernard on as des chiffres et des logiques imparables, si pour certains ce n’est pas suffisant c’est que le problème est ailleurs.

  7. Marianne Van Leeuw Koplewicz

    Bien sur que Mahias Delors est pour moi très problématique comme le sont les sciences sociales a la française mais il a le mérite de l’assumer et il apporte des chiffres c’est un statisticien neutre, blanc kantien et universaliste, si on appartiens a une autre filiation ça coince mais c’est intéressant de voir ce que  » la neutralité axiologique » et la fidélité a Durkheim peut produire précisément comme limite a l’analyse, pour moi il ne s’agit pas de « l’illusion a la Bourdieu » comme il en émet l’hypothèse  » ni de l’ambivalence du sujet libéral » mais d’un sentiment d’impunité que l’on peut comprendre par les rapports de force majoritaire du sujet libéral.

  8. Jean-Philippe Barbier

    Interview passionnante. C’est aussi un rappel très opportun dans la période où tout semble mis sous cloche, y compris les crimes de guerre, la torture, l’impérialisme des puissances de l’ouest qui sévit toujours.

    Par rapport aux précédents commentaires j’aimerais dire que les images insupportables des scènes de torture nous rappellent que la torture n’est pas justifiable, en aucun cas. Ce ne sont pas de chiffres, mais d’êtres humains dont on parle.

    La démonstration est implacable. Nous le savions depuis maintenant longtemps mais cette fois ci c’est sur La « guerre contre le terrorisme » est un non sens total. Cette absurdité est ici chiffrée, démontrée. Un travail remarquable que je vais m’empresser de lire.

  9. gica LPL

    Bonsoir,
    Voilà longtemps que je veux vous écrire. Vous dire combien vous m’êtes indispensables, combien vos émissions, toutes, AR, AS, DLF, DLM, DLT et DS sont ma nourriture quotidienne. Super travail. Ne disparaissez jamais et comme disait Anne Sylvestre, Merci de vivre.
    Bien sûr pour embrasser et comprendre l’immensité du monde, l’exhaustivité étant illusoire vous n’en aurez jamais fini et c’est tant mieux. Mais reprenons, si vous le voulez bien.
    Dans son roman « L’ordre du jour » Éric Vuillard nomme les responsables du monde industriel qui soutiennent Hitler.
    Alors c’est toujours ennuyeux d’entendre philosophes, historiens, sociologues, bref tous les chercheurs en sciences sociales ou presque utiliser sans cesse, structurel, systémique, fonctionnel etc.
    Cette facilité de langage même si ce n’est pas leur intention tend à Invisibiliser les responsables qui ont mis en place ces structures ces systèmes…
    Bien entendu c’est plus facile mais ces structures et ces systèmes ne tombent pas du ciel et il n’y a dans tout cela aucun naturalisme. La question de la violence inhérente au genre humain « L’homme est un loup pour l’homme » est abondamment discutée par des historiens. Minoritaires il est vrai.
    Par exemple Sophie Whanich mais aussi Mathilde Larrère expliquent comment la violence qu’on impute régulièrement au cours de l’histoire au populo peut se concevoir en partie comme la résultante de la violence des pouvoirs d’état. Le roi, l’empereur, le républicain pseudo-démocratiquement élu. A cet égard, Henri Guillemin n’hésitait pas à nommer Thiers, les Jules etc. comme responsables de la semaine sanglante.
    Si vous avez des invités qui développent cette question j’en serai ravi. Et bien entendu en essayant de rompre avec l’antienne qui consiste à dire si ce n’est pas Pierre Paul ou Jacques ce sera quelqu’un d’autre.
    Merci beaucoup.
    Gilbert Simiand

  10. Andre Petithan

    Ce livre me paraît également intéressant sur le sujet : Morelli Anne, « Principes élémentaires de propagande de guerre », Bruxelles, Aden, 2010

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