Histoire de la laideur féminine

avec Claudine SAGAERT
publiée le
animée par Judith BERNARD

Le féminisme a fait bien des conquêtes, et dans le droit (occidental), la plupart des luttes des femmes ont été gagnées. Mais sur le champ de bataille esthétique, nous nous vautrons encore dans une longue défaite paradoxale. Certes, les femmes ne sont plus jugées sous l’angle de leur seul physique, et l’on apprécie enfin qu’elles aient un esprit et sachent s’en servir. Mais paradoxalement, au moment même où elles sont reconnues comme des êtres à part entière, les exigences du paraître se sont multipliées, enfermant les femmes dans une étrange tyrannie sans tyran : une « microphysique du pouvoir » (comme dirait Foucault), où chacune se fait le bourreau et la victime, relayant des normes d’autant plus impérieuses que celles qui y échappent n’apparaissent à peu près jamais dans l’espace public et médiatique.

Que l’actrice américaine Kate Winslet (40 ans) décide de signer un contrat avec l’Oreal stipulant qu’aucune retouche Photoshop ne devra être apportée à ses clichés, et ce choix de vieillir en public est salué par quelques uns comme une audace héroïque – ou bien passé sous silence, par une presse féminine peut-être embarrassée d’avoir martelé le diktat des peaux parfaites avec une cruelle constance depuis des décennies. Et la violence des réquisits de la beauté féminine ne concerne pas seulement celles dont le métier consiste à apparaître ; pour des intellectuelles aussi prestigieuses que Simone de Beauvoir ou Françoise Giroud, l’entrée dans l’âge mûr fut aussi une épouvantable épreuve : « Etre femme et vieille, cela fait beaucoup dans une société comme la nôtre », écrivit Beauvoir, avant de préciser : « J’ai plus de dégoût pour la vieillesse que je n’ai horreur de l’idée de mourir ». Quant à Françoise Giroud, elle sera lapidaire : « vieillir est abject ».

C’est le fruit d’une longue histoire de la laideur féminine, retracée par le passionnant ouvrage de Claudine Sagaert, Histoire de la laideur féminine, parue chez Imago. Cette histoire de la laideur des femmes est, au fond, l’histoire de la misogynie, à laquelle les Pères de l’Eglise, les philosophes, les écrivains et les médecins ont copieusement contribué : tous hommes avant d’être penseurs, ils ont construit au fil des siècles une « nature féminine » d’abord intrinsèquement laide, puis exclusivement vouée à la reproduction – et jugée laide dès lors qu’elle ne se conformait pas à cette vocation biologique. Avec la modernité, la philosophie de l’émancipation s’est édifiée contre les femmes, et pas un de nos grands philosophes des Lumières n’a jugé bon d’emmener les femmes dans le mouvement d’égalité que la Révolution française prétendrait réaliser. En ce XXIème siècle commençant, où triomphent l’industrie cosmétique, la chirurgie esthétique et les nymphoplasties que s’infligent de plus en plus de jeunes femmes, on ne peut pas dire que la bataille contre la « laideur féminine » soit gagnée. Parce que cette prétendue « laideur » est le déguisement qu’a pris au fil des siècles l’éviction des femmes de la sphère de la légitimité. Même apprêtée au moyen de mille artifices, cette insuffisance congénitale du physique féminin signe leur inacceptabilité dans une société construite et décrite par des hommes prétendument soucieux de perpétuer l’espèce, mais à travers elle surtout la domination phallocrate.

Judith BERNARD

Durée 69 min.
  • Commentaires

4 réponses à “Histoire de la laideur féminine”

  1. gomine

    à mettre en perspective avec l’émission sur les sorcières…
    Un instant, où vous montrez une caricature, nous fait entrapercevoir, Judith, dans un coin du livre que vous tenez dans les mains, le bord d’une annotation : quel plaisir se serait (vive curiosité) de pouvoir lire (par dessus votre épaule) toutes ces notes prises lors de votre lecture, il y aurait matière passionnante… La richesse et la qualité de vos entretiens (encore ici) nous en persuade. Bravo à vous

  2. Bernard Guericolas

    Cette émission, à nouveau remarquable, ouvre des horizons incroyables. Et comme toujours, on se dit : c’est si évident, pourquoi ne s’est-on pas posé la question avant ? De dévoiler les « évidences » est le propre du génie.
    Par exemple, on avait bien remarqué (c’est une banalité) qu’en statuaire classique, on représente fidèlement le sexe masculin et on euphémise (en réalité, on élimine) le sexe féminin. Réponse banale habituelle : « par pudeur », ce qui ne signifie rien puisque la pudeur devrait jouer également dans les deux cas ; et on ne posait pas la question au delà, alors que cette question, on le voit bien ici, ouvre des perspectives cruciales.

    Par ailleurs, référence au texte cité par Madame Sagaert : Excision et nymphoplastie : «Ça n’a rien à voir ! » de Dina Bader
    https://unige.ch/sciences-societe/socio/files/3514/0533/5906/bader.pdf

    Dans l’exposition « Qu’est-ce qu’un corps » au Musée du Quai Branly, une approche de l’excision et de la circoncision (Pratiques assez universelles sur tous les continents) donnait l’hypothèse d’un souci d’éliminer ce que la « nature » avait mis de féminin dans le corps masculin (le prépuce) et ce qu’elle avait mis de masculin dans le corps féminin (le clitoris). Encore le souci d’une différence parfaite entre l’homme et la femme (par peur de perdre le pouvoir «  »naturel » » … ?)

    Encore merci pour cette ouverture d’esprit !

  3. Georgina Meliot_1

    le débat contradictoire présent dans le forum ci-dessous m’a poussée à y apporter ma petite pierre.
    1)Après écoute attentive de l’émission je me suis sentie partagée par cette thèse à charge sur la misogynie occidentale passée et présente. Tout d’abord par ce que les sources abondamment et judicieusement citées le sont dans le cadre « étroit » de l’occident, même s’il s »agit d’une étude sur une temporalité semi-longue. C’est peut-être suffisant, mais de façon paradoxale un peu court à mon goût, pour éclairer nos lanternes de femmes (et d’hommes aussi !)du xxiè siècle vivant en « occident » mais aussi dans le « monde ».
    2) Du coup j’ai pensé à l’étude de Denis de Rougemont sur « L’amour en Occident », approche passionnante très documentée et très fine de l’histoire de notre vécu et de notre imaginaire du sentiment amoureux… — j’insiste– dans notre cadre occidental! La différence qui m’apparaît entre les deux recherches est que celle de C. Sagaert ne cite(?) que les documents et auteurs à charge sur la misogynie, alors que celle de D. de Rougemont s’empare des mythes, des périodes historiques et des comportements qui paraissent, à plus d’un titre, imprégner notre imaginaire actuel sur l’amour.
    3) Thèse pour thèse, cadre de lecture pour cadre de lecture, au sujet « laideur-misogynie » je préfère a prori l’ouvrage d’Annie Leclerc vieux de 40 ans environ « Paroles de femmes », sur le sujet « homme=avoir=pouvoir et femme=être=jouissance(=puissance(?)) » (sauf défaut de mémoire)dont la lecture déjà ancienne, m’a donnée à la fois de la joie et des armes pour ma réflexion.
    4)Pour conclure, et rebondir sur les derniers mots du dernier alinea, je dirais que ce n’est pas la lucidité qui me paraît manquer dans la thèse de C. Sagaert ce qui manque, ce sont des « armes » pour lutter contre cette foutue misogynie qui continue à ramper dans nos esprits et nos vies, à « l’insu de notre plein gré ».

  4. lizbeth25

    Passionnant et complet. Merci.

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