Imperium

avec Frédéric LORDON
publiée le
animée par Judith BERNARD

Quand Frédéric Lordon publie un article sur son blog d’économiste, La Pompe à phynance, dans l’heure les réseaux sociaux sont en transe : l’article est salué dans des hourras, partagé des centaines de fois, cité comme un nouvel évangile, et la gauche critique s’en repaît jusqu’à réciter certains « lordonismes » par cœur.

Quand Frédéric Lordon publie un livre de philosophie – car il est philosophe, aussi – on se tient plus coi. Le pavé impressionne. La rigueur pétrifie. L’exigence intellectuelle méduse, inquiète, inhibe… Et beaucoup s’en retournent en ayant renoncé, échouant à trouver dans les pages souvent austères, et presque bilingues français-latin, les joies purement percutantes de ses articles de chroniqueur économico-politique.

Et pourtant ses livres de philosophie sont l’essentiel : ils livrent à notre époque des outils d’une exceptionnelle robustesse pour identifier ses apories comme ses issues de secours. Ils équipent nos désarrois de concepts roboratifs, nous permettant de prendre enfin notre aliénation par le col, en donnant à notre désir d’émancipation un horizon plus clair. Ils nous arment.

Imperium ne déroge pas à ce programme d’armement, qui consiste aussi en une sorte d’hygiène intellectuelle. Il y a quelque chose d’herculéen dans cette entreprise de nettoyage des écuries de la gauche radicale, décapant ses outils pour en restituer toute l’acuité. L’internationalisme ? Il le débarrasse de ses chimériques « citoyens du monde », pour le rendre à ses conditions concrètes d’opérabilité – conditions dans lesquelles les nations, ces corps politiques à la fois finis et en devenir perpétuel, entrent de plein droit. L’horizontalité ? Il la remet à sa place : celle d’une idée régulatrice propre à orienter nos conduites, plutôt que d’une pratique prétendument accessible mais dans les faits aveuglément bafouée. L’Etat ? Il le remet en son exacte position : apparemment « en haut », mais émergé du bas, toujours, pur produit nécessaire de la puissance de la multitude, fondé en elle, par elle, même s’il se présente sous le signe de la capture et de la verticalité.

Comme souvent chez Lordon, la recherche philosophique est une entreprise de dégrisement. Mais sortir de l’ivresse n’est pas renoncer à désirer, ni encore moins consentir au pire : si l’Etat et la nation existent nécessairement, ce n’est pas nécessairement grave, car l’un et l’autre peuvent prendre des formes favorables au projet d’émancipation que nous nourrissons : il n’appartient qu’à nous de réfléchir à ces formes désirables, et de travailler à les faire advenir. Et c’est en cela que consiste, exactement, la souveraineté populaire qu’il appelle de ses vœux : dans la capacité d’une collectivité à se rendre consciente et maîtresse de son destin. La souveraineté, nous rappelle-t-il, « ce n’est pas que les hommes fassent leur histoire – ils la font de toute façon ! – c’est qu’ils la fassent telle qu’ils l’ont voulue et telle qu’ils l’ont pensée. » Cet entretien est conçu pour y contribuer.

NB : J’avais prévu de vouvoyer Frédéric pendant l’entretien, afin de ne pas donner l’impression d’une conversation dans l’entre soi d’un club par trop « select ». Mais notre camaraderie intellectuelle et artistique est si ancienne, et si connue, qu’il a considéré que le simulacre était absurde, et surtout intenable : nous n’arriverions pas à la tenir sur la durée. Il m’a demandé d’assumer le tutoiement d’emblée ; j’espère que vous n’en prendrez pas ombrage.

Judith BERNARD

Référence : 

Imperium, Structures et affects des corps politiques, La Fabrique (2015).

Pistes bibliographiques :

Etienne Balibar, Nous, citoyens d’Europe ? Les frontières, l’Etat, et le peuple, La Découverte (2001)

Pierre Clastres, La société contre l’Etat, Minuit (1974)

Eric Hobsbawm, Nations et nationalisme depuis 1780, coll. Folio Histoire, Gallimard (2001)

Alexandre Matheron, Individu et communauté chez Spinoza, Minuit (1988)

André Orléan et Michel Aglietta (dir.), La monnaie souveraine, éd. Odile Jacob (1998)

Frédéric Lordon, La Malfaçon, Monnaie européenne et souveraineté démocratique, Les Liens qui libèrent (2014)

Ivan Segré, Le Manteau de Spinoza. Pour une éthique hors-la-loi, La Fabrique (2014)

Spinoza :

Traité politique, traduction de Bernard Pautrat, Allia (2014)

Ethique, traduction de Bernard Pautrat, coll. Essais, Points, Seuil, (1999)

Traité théologico-politique, Œuvres III, traduction Jacqueline Lagrée et Pierre-François Moreau, coll. Epithémée, PU (1999)

Durée 87 min.
  • Commentaires

12 réponses à “Imperium”

  1. Florac Emmanuel

    On ne peut trop entendre l’indispensable Lordon, merci 🙂

  2. Klerian

    Réponse à Procrastinman « Pour reprendre (…) l’exemple de la coupe du monde 98 (…) je ne pense pas que les personnes qui ont manifesté (…) leur hostilité aux jeux footballistiques aient été désignées à la vindicte… »

    Vous rigolez ou quoi ?
    Je peux vous donner des tas d’exemples bien concrets de conversations à ne pas lancer sur le thème « moi le foot, ça me gonfle » en présence de pas mal de gens !!! La volée de bois vert est assurée.

    Lors de la coupe 98, J’ai vécu plein de moments de ce type, je peux vous le confirmer.
    Il y a des moments de flashs totalitaires, certes d’une autre intensité que ceux de l’épisode CHARLIE, mais il sont bien là 🙂

    Amicalement,

    Cyril.

  3. Jeannot

    merci et bravo!

  4. Thibault Daquin

    J’ai eu envie de hurler tout le long: « L’institution imaginaire de la société »! De Castoriadis. Lordon l’a-t-il lu sans en parler (ce qui serait malhonnête) ou bien ne sait il pas qu’un économiste philosophe a déjà bossé sur son sujet? Je ne sais pas ce qui est le plus grave…

    C’est d’autant plus énervant que Castoriadis est allé bien plus loin que lui sur cette question et cela en 1975…

    Lordon refuse-t-il de parler des travaux de Castoriadis parce qu’il a très sévèrement critiqué les prétentions du structuralisme et du marxisme (sans être pour autant individualiste).

    J’aime beaucoup Frédéric Lordon, mais là je me sens un peu frustré que ça ne décolle pas.

    Vous qui avez rencontré François Dosse qui a travaillé sur Castoriadis, n’avez vous pas vu la similitude de la démarche (en inférieure d’après moi)?

  5. Marc Herpoux_1

    Passionnant!
    Bravo pour la qualité de l’interview a la fois difficile (ce que semble être le texte) tout en restant accessible!

  6. Paul Balmet

    Plus j’écoute et je lis F.Lordon, plus je me dit qu’il y a quand même un potentiel de restitution visuelle à ses concepts qui est vraiment exploitable. Ce n’est pas étonnant, l’éthique de Spinoza elle même se synthétise très bien sous l’espèce de diagrammes commentés qui donnent une forme à l’abstraction du texte. De la même manière, la métaphore scientifique est très efficace pour restituer le spinozisme. D’ailleurs, le théâtre ou le cinéma ont déjà été exploités pour figurer des concepts de Lordon (peut-être sous une forme trop théâtrale pour moi d’ailleurs). Faisant des études de design d’interaction, j’imagine aisément des installations interactives à travers lesquelles les relations entre des corps (tels que défini dans l’entretient) dans des plans s’effectueraient de visu, en temps réel avec une réaction à l’environnement, une réaction aux événements etc. Le code informatique étant par nature une abstraction, j’y vois beaucoup de passerelles logiques, d’analogies etc.

    Bel entretient ! Chapeau Judith d’arriver si bien à cerner vos invités.

  7. Dominique Terres

    Excellente interview qui m’a rendu accessible la pensée d’un auteur pas toujours facile à suivre. Merci

  8. Papriko

    Emission très intéressante.
    Je n’aurai pas l’audace de commenter l’étude de Frédéric Lordon sur le fond. D’abord parce que je n’ai pas lu Impérium. Ensuite parce que je n’en ai pas les moyens intellecuels. Enfin parce que la description qu’en fait Judith dans son texte de présentation me parait très claire.
    Quelques impressions en vrac sur cet entretien :
    – comme Judith, je constate que Frédéric Lordon accorde une place importante à l’anthropologie dans ses considérations sur la politique. L’expression « nature humaine » revient à plusieurs reprises et on a envie de dire « Enfin! ». Les formes que prennent les structures sociales dépendent bien sûr de la nature des individus qui la composent. Les lois écrites, qui apparaissent comme le résultat de décisions, ne font en réalité qu’entériner des évolutions auxquelles les individus ne peuvent rien. Elles ne sont que les descriptions d’un ordre nouveau. Les utopies que l’on a vu se développer depuis deux ou trois siècles ont pavé le chemin de l’enfer en négligeant cet aspect. Les humains sont incapables d’infléchir leur histoire;
    – Frédéric Lordon parait extrêmement prudent dans son discours, comme s’il craignait de choquer et de s’aliéner les gauchistes radicaux qui, réveillés en sursaut, pourraient voir en lui un traitre ;
    – j’aimerais partager l’optimisme de Judith sur la nature humaine. Hélas, je crains que Judith ne soit elle aussi victime de ses affects et qu’en citant « l’entraide entre les citoyens que l’on constate lors des catastrophes naturelles », par exemple, elle ne donne un bel exemple, en prenant l’exception pour la règle, de ce que les psychologues appellent « le biais de confirmation ». Il me semble en effet que l’histoire des humains est beaucoup plus riche en tableaux de guerres et de massacres en tous genres qu’en scènes où s’expriment l’amour du prochain, l’entraide et la solidarité.

  9. damien Astier

    @little jo : la société des affects est un bouquin fondamental, mais c’est effectivement un recueil qui developpe par theme/approche les concepts spinoziens (on peut le lire par chapitre dans le desordre presque). Je l’ai toutefois trouvé plus dur d’accès que Imperium, car plus exigeant de concentration. Mais c’est aussi par sa lecture initiale que tous les autres Lordon se lisent comme du petit lait. Les différentes videos – meme courtes – en ligne de F. Lordon constituent egalement un bon moyen d’entrée en connexion avec sa pensée et celle de spinoza (la fameuse conversion du regard).
    Un conseil de lecture qui rejoint la notion de raison chez spinoza : « le cerveau de Bouddha » de Rick Hanson, où la fameuse « voie du milieu » résonne, comme la « compétence inconsciente » qui en est une autre illustration. Bref, la passion, toujours.
    Merci Judith pour cet entretien très structuré qui colle au texte.

  10. Damien

    Une critique de Lordon et d’Imperium ici : http://rue89.nouvelobs.com/2016/02/04/finir-lordon-roi-les-intellos-democratie-263066
    Suis curieux d’avoir le retour de Judith et/ou de Lordon sur ça.

  11. Jean-Philippe Barbier

    Je viens de terminer la lecture d’Imperium et je ne peux que valider ce que dit Judith dans l’entretien : la lecture n’est pas facile (comme souvent avec les livres de F. Lordon), il faut regarder très souvent dans un dictionnaire (ou un moteur de recherche) la définition de certains mots et de certains concepts, il faut aussi parfois relire certaines phrases complexes. Une fois cet « effort » de lecture réalisé, on ouvre les yeux, on comprend mieux comment la société fonctionne, pourquoi nous ressentons le besoin de nous unir aux autres, de faire corps. Un livre qui apporte beaucoup, sur la compréhension de ce qui nous entoure, la difficulté de lecture apporte finalement un enrichissement de son propre vocabulaire. On apprend en lisant, on ressort moins bête. Que demander de plus ?

  12. Blowing in the Wind

    1er commentaire pour 1er jour d’abonnement ( mercredi 31 janvier 2024 ) ; de pure forme car je n’ai encore rien vu, rien lu, rien entendu :
    -les lettres blanches sur fond noir éblouissent…
    -les lettres sont serrées, les textes à agrandir pour y voir clair.
    Supposons que les vidéos effacent ces problèmes 😉

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