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La littérature armée

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Je suis de ceux qui ne pourraient pas vivre sans la littérature : pas une journée sans la fréquenter, ne serait-ce qu’une vingtaine de minutes – cela depuis l’enfance : le pli est pris, c’est compulsif et même vital. En cela, je ne suis certes pas seule, mais nous ne sommes pas nombreux : c’est une pratique déterminée socialement, un privilège que la société octroie à la classe (petite) bourgeoise, éduquée à s’approprier les œuvres de l’art, à en jouir et même à discourir sur elles. Est-ce à dire que la littérature est un objet bourgeois, vouée à reproduire les rapports de domination ? Ce serait méconnaître la puissance politique de la littérature et ses dispositions révolutionnaires.
Pas toute la littérature, bien sûr : une grande part des romans, y compris les romans à message social, reconduit la disposition du monde et son ordre politique, nous coule, nous re-coule, c’est-à-dire en fait nous noie, au creux du silence de nos chambres, dans les affects prévus par l’hégémonie – aux dominants l’admirable génie des ruses individuelles, aux dominés les larmes compassionnelles d’un écrasement aussi désolant que fatal.
Mais il y a aussi de la littérature politique aux sens forts des deux termes : celle-là ne s’épuise pas dans la forme roman ; elle est capable, par les opérations formelles propres à la littérature, de donner figure à ce que l’hégémonie nous dérobe, de nous faire penser-éprouver selon d’autres idées-affects, elle travaille à faire sortir le monde de ses gonds et nous arrache à notre propre inertie. On en sort transformé – pas tout à fait sauvé, mais du moins rendu à notre vitalité critique.
La bonne nouvelle est que cette littérature-là est en train de reprendre consistance et vigueur. Sans doute est-ce un signe des temps, puisque là où croît le péril croît aussi ce qui sauve : les inclinations fascisantes du capitalisme néolibéral ne se cachant plus guère derrière ses protestations d’intérêt général bien compris, les écrivains les plus conséquents ont entrepris de réarmer la littérature. De nombreux livres paraissent désormais qui s’en préoccupent : soit pour en faire la théorie, soit pour mettre en pratique cette littérature armée.
Sandra Lucbert se positionne au cœur de ce projet : elle conjugue une activité théorique et une pratique artistique, l’une et l’autre politiques, que son dernier livre articule puissamment. Dans Défaire voir, elle déplie « ce que peut une littérature politique » – produire un travail figural qui combat les infigurations et malfigurations de l’hégémonie – en proposant à l’appui de sa théorie des exemples d’œuvres littéraires contemporaines qui en réalisent le projet. Ce faisant, elle ouvre le champ, révèle son activité, ses réussites, et nous livre des pistes analytiques pour l’explorer avec elle. Contre la clôture de ce champ, qu’il faut arracher aux pratiques bourgeoises, elle offre des points d’entrée ; pas tout à fait un mode d’emploi, mais du moins une méthode, susceptible d’éclairer un art de lire sinon un art d’écrire. Ainsi équipé, on entre dans son propre geste littéraire, ce texte qui fait le coeur de son livre et son noyau atomique ; cela s’appelle « Manger les riches, une décomposition », et c’est, littéralement : une bombe.
Ce que ce texte fait, qu’il faut éprouver pour le découvrir complètement, on en parle dans l’émission. On déploie un peu de ce geste explicateur nécessaire à l’initiation de ceux que la littérature effraie ou inhibe (conformément au partage des possédants du capital symbolique que l’ordre capitaliste a voulu) – on le déploie pour rendre à ceux qui s’en éprouvent exclus ce qui en réalité leur revient. On le déploie un peu, pas trop : la lecture est affaire d’expérience, et la littérature politique opère justement par la mise en mouvement de son propre lecteur. Par ses déplacements, ses courts-circuits, elle produit des béances, voire des énigmes, elle ouvre un espace de jeu qu’il appartient au lecteur d’investir ; on ne saurait occuper trop pesamment cet espace et priver le lecteur de sa propre part.
Mais au moins espère-t-on, par ce très joyeux amorçage, communiquer cette passion commune pour la littérature et ses puissants effets : puisse notre ardeur à l’examiner ensemble être contagieuse, et allumer la mèche de nombreuses déflagrations à venir.
Judith BERNARD
12 réponses à “La littérature armée”
Merci, merci, merci pour cette émission et cette rencontre. Juste formidable. Quelle respiration et quel grand bol d’air de liberté. Pas un mot inutile, rien que de l’essentiel.
Bernard et JosetteQuelle éloquence ! (Toutes les deux, mais Judith, on le savait déjà…). Coïncidence : hier, Adèle Haenel a lu un extrait (point 3) de cet ouvrage dans l’émission « Dans la bibliothèque d’Adèle Haenel » sur France Culture.
Comme Bernard Bretonneau j’ai pensé Quelle respiration ! en regardant cette émission. Seul désaccord : je ne suis pas convaincue de la nécessité pour l’auteur.e d’expliquer ce que produit son geste poétique (la question est posée à la minute 27).
Ce qui frappe chez Sandra Lucbert, c’est sa capacité à créer des jeux de mots, des concepts et des mots-valises littéralement « chargés » de sens. C’est toujours fort.
Un grand merci pour cette interview, elle fait un écho intéressant avec une précédente, avec Cécile Canut (Provincialiser la langue).chère Judith ce petit mot pour te signaler, au cas ou tu ne le connaitrait pas, un film de Russie soviétique « la prime », qui a retenu notre attention dans les années 70
Brillant ! D’une intelligence incroyable ! Merci pour cet entretien qui ne peut qu’élever l’auditeur.trice.
Par ailleurs, amusant la différence de postures entre celle de Sandra Lucbert, qui donne une impression énergique de mouvement, d’action, alors que celle de Judith Bernard invite à se ressourcer dans l’apaisement.Je connaissait l’agilité époustouflante de Sandra d’une part, et l’infaillible lecture critique de Judith d’autre part. Et du coup j’étais certain que ça allait donner quelque chose d’énorme…
Eh bien je n’ai pas été déçu, et le résultat a même dépassé mes attentes ! Si par moments Sandra pouvait me semer tellement elle va vite, Judith faisait une remarque, ou posait une question qui me resituait tout de suite sur la carte, et je pouvais prétendre n’avoir jamais été perdu…
Encore bravo, encore merci !!!
Quel coup de vent qui réveille ! cette video est une incitation à secouer nos esprits après 40 ans d’hypnose et de délire sous libéralisme. Quelque chose « repart » comme après la parenthèse de 14/18 où les consciences se sont réveillées en faisant surgir des interrogations sorties de ce cauchemar européen, quand la psychanalyse a pris son essor pour comprendre comment une civilisation cultivée, berceau des arts, des lettres, a pu sombrer dans une barbarie sans nom entrainée et encadrée par des cohortes de « barbares » qui allaient jusqu’à récupérer, sur les prisonniers, des cheveux, des os, de la peau, de la graisse, des dents.. montrant par là que le Manque à Etre profond chez les humains peut passer par des aberrations que certains animaux peuvent égaler mais sans que la Jouissance maligne humaine n’y soit présente, ou bien que le désespoir, devant l’obligation de l’incarnation humaine, dans son impuissance, soit le plus fort… L’inconscient, le CA, c’est la politique.. Dépecer, absorber, digérer, faire disparaitre, manipuler, à la fois pompe aspirante et refoulante, grand tout à l’égout et berceau des pulsions sans limite. J’espère qu’il y aura encore des vidéos semblables… Question de survie devant le grand verrou de l’analité, qui se resserre plusieurs fois par siècle, à faire sauter, pour ne pas mourir. avant qu’il ne reste plus rien de l’aventure humaine commencée à la préhistoire….
Wow, quelle densité ! Il faut s’accrocher mais c’est extrêmement stimulant.
Oh la la, quelle émission époustouflante !
Personne ne sort les fusibles, les circuits de l’intelligence et de la colère font des étincelles de la première à la dernière minute sans que quiconque ne fasse rien disjoncter d’autre que les cadres de l’hégémonie incrustés de force dans nos imaginaires. C’est un feu sans artifice. Un festin (avec tout juste un arrière-goût de riche) !
Et en plus je repars avec des conseils de lecture et de visionnage de plein de choses dont j’ignorais tout et qui ont l’air également stimulantes et subversives !
Merci merci merci !
C’était formidable.
Dense et pointu (presque un peu trop pour moi).
Beaucoup d’ouvrages cités qui mériteraient presque de faire bibliographie tant ils donnent envie d’être lus. De mémoire (à compléter…) :
L’Etabli, Roert Linhart
L’Opoponax, Monique Wittig
Les années 10, Nathalie Quintanebonjour, entretien formidable … quand au scandale provoqué par la publication du bouquin de Castanet à mon sens il a été promu par les âmes sensibles et honteuses de la bande à Madame Figaro mais pour les esprits attentifs cela faisait belle lurette que le fait était connu et qu’on pouvait le corréler avec la gestion des prisons privées aux U.S.A. où les gestionnaires de ces établissements tortionnaires pour maximaliser leurs profits nourrissent les détenus au compte-goûte.
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