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L’empire de la bêtise

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Ça fait longtemps qu’on se demande si c’est « par cynisme ou par bêtise » que les élites politiques appliquent, pour traiter les crises générées par le capitalisme néolibéral, les recettes du capitalisme néolibéral. La dérégulation de la circulation des capitaux accouche de crises cataclysmiques ? Dérégulons toujours. L’austérité asphyxie nos économies ? Soyons plus austéritaires encore. La croissance inifinie exigée par les taux de profit est strictement impossible dans un monde fini ? Achevons de le finir, ce monde, et nous trouverons bien moyen, zombies que nous sommes, de tirer encore profit de sa mort. Et les foules qui subissent de plein fouet ce modèle économique intégralement désastreux, quand elles votent, reconduisent au pouvoir les mêmes politiques qui ont dévasté leurs conditions d’existence.
Il y a manifestement quelque chose de complètement déconnant dans notre système, et plus personne ne sait comment arrêter cette machine folle, et qui rend fou. Tant d’insensé pousse des pans entiers de la population dans les pentes du complotisme, se persuadant que quelques uns ont très délibérément pensé et voulu cela qui nous arrive – il est toujours plus rassurant de croire qu’il y a une rationalité méchante plutôt que d’admettre qu’il n’y a plus aucune rationalité.
Et pourtant ; il se pourrait bien qu’il n’y ait tout simplement plus aucune rationalité. Que nous soyons livrés au règne d’une apocalyptique bêtise. C’est l’hypothèse que travaille Jacques Généreux dans son dernier livre : Quand la connerie économique prend le pouvoir. La connerie, c’est le nom qu’il donne à la persistance dans l’erreur, cette sorte de bêtise prolongée, insistante, reconduite décennie après décennie. C’est le principe même des recettes néolibérales appliquées à nos économies depuis 40 ans : ça ne marche absolument pas, donc… on continue. Au nom du « réalisme » – alors que la doctrine néolibérale repose sur une théorie économique intégralement démentie par les faits ; au nom du « pragmatisme » : alors que tous les résultats concrets de ces politiques signalent avec constance leur confondante inefficacité ; au nom de la disparition des marges de manoeuvre (There Is No Alternative), alors que toutes les expérimentations alternatives avérées sont méthodiquement abolies, interdites, saccagées à la pelleteuse quand ce n’est pas à la force des armes. C’est donc bien qu’il y en a, des alternatives, mais que le système refuse de les considérer.
Le dogme néolibéral, imposé aux sociétés récalcitrantes avec un autoritarisme si brutal qu’il prend désormais des airs fascistoïdes, est un obscurantisme qu’aucune intelligence des faits n’éclaire ; les élites politiques et leurs « experts » prétendûment doctes opèrent comme un clergé aveuglé par son credo, servi par un appareil médiatique presqu’intégralement livré à ses préceptes absurdes, et les foules, abruties par des structures sociales peu faites pour favoriser l’exercice de la raison, marchent (souvent à reculons), mais elles marchent : à leur perte.
En faisant l’hypothèse de la bêtise comme force motrice de cette machine folle, Jacques Généreux n’élimine pas l’hypothèse du cynisme ; évidemment, le capitalisme néolibéral sert les plus riches, et le capital a tout à gagner à cet abrutissement généralisé. Mais il invite à examiner cet immense champ relativement délaissé, qui offre aux cupides un formidable terrain d’épanouissement : celui de la bêtise, qui n’est que l’évitement de l’effort de la raison.
Un évitement si collectif ne sort pas de nulle part. Généreux nous rappelle que nous y sommes anthropologiquement déterminés (le cerveau de Sapiens n’est pas initialement programmé pour la recherche du vrai), que nos biais psychologiques nous y invitent compulsivement, et que les structures sociales contemporaines cultivent en nous cette inclination à la paresse intellectuelle. C’est au fond, même s’il ne le dit pas comme ça, à un nouveau siècle des Lumières qu’il appelle, à un nouvel effort de la Raison, qui nous rende à nos facultés de jugement éclairé (lequel passe, on le sait désormais, par le travail de l’intelligence collective), qui mette enfin ce clergé et son obscurantisme hors d’état de nuire. Quelque chose d’assez révolutionnaire en somme, si l’on en croit le précédent historique des Lumières, et quelque forme qu’on donne à cette « révolution »…
Judith BERNARD
10 réponses à “L’empire de la bêtise”
Super intéressant, merci !
J’aurais aimé que J. Généreux soit poussé à plus d’explications sur tout le passage « psychanalyse » (à partir de 23’30 environ). Je parle de sa thèse selon laquelle « on ne peut pas juger sur le visible », qu’il y a tout un pan invisible, non-dit, impensé, qui explique qu’untel dise ceci et qu’il le dise de telle façon et à tel moment. Je suis d’accord avec lui, mais comment ne pas en faire une arme à herméneutique infinie dans laquelle chacun·e peut interpréter n’importe quoi n’importe quand ?
Ainsi, de X, type de gauche qui propose une Constituante, Y et Z (surtout Z en ce moment :-)) dira que ce n’est qu’un masque, et que derrière le visible de son intention constituante déclarative, se cache en fait le rêve de démolition de la Constitution pour mieux avoir les mains libres dans l’installation d’un régime autoritaire (répétez après Jacques Attali : « si le programme de Mr Mélenchon entrait en application, ce serait la Corée du Nord » (D.P.E.A, France 2, 25/04/13).
Je prends un exemple d’application sur la polémique du moment : Mélenchon et sa sortie « antisémite ».
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Appliquons les questions de J. Généreux : pourquoi sort-il ceci à ce moment-là ? Quel est l’invisible derrière le visible du verbatim ? Voici ma proposition :
Le journaliste lui demande : « Vous avez entendu Haïm Korsia. Il dit que Z est antisémite. Vous êtes d’accord ? » (je synthétise)
Que peut-il se passer sous le crâne de Mélenchon, en cette fin de traquenard stressant qu’est toujours une itw politique ?
1. Korsia est ce rabbin qui a appelé à faire front contre les listes insoumises aux régionales, ce rabbin qui s’est élevé contre une résolution de l’Unesco évoquant la « Palestine occupée ». Les clignotants s’allument : ce type est un adversaire politique direct (il a ciblé la FI comme un danger pour la République) et plus généralement, c’est un homme de droite plutôt dure et assez identitaire.
2. Le rabbin accuse Z d’antisémitisme. Je (je = jlm) subis régulièrement la même accusation. Si je réponds « oui », la question suivante sera une vacherie du type : « Vous aussi, Jean-Luc Mélenchon, vous avez été accusé plusieurs fois, par le Crif ou par le Consistoire notamment, d’être antisémite. Êtes-vous bien placé pour qualifier Z ? » Et si je réponds « non », il va me chercher des poux en pensant que je me sais accusé moi aussi et que j’exprime donc une solidarité envers quelqu’un qui est pareillement accusé, et viendra le « Au fond, en antisémitisme comme ailleurs, les extrêmes se rejoignent, non ? »
3. Le journaliste me pose la question par la voix d’un rabbin, histoire de sous-entendre que si c’est un Juif qui le dit, il a forcément raison. Il me le présente de toute évidence en tant que représentant d’une institution juive qui a autorité incontestable pour décerner des brevets d’antisémitisme, avec ce présupposé essentialiste que son verdict ne peut qu’être irréfutable puisqu’un rabbin juge en tant que juif et non en tant que personne ayant telles positions politiques. Un rabbin ne saurait avoir d’opinion politique : son point de vue n’est que l’expression de sa communauté en tant que communauté.
Je dois donc répondre à la fois en n’entrant pas dans l’essentialisme de mon intervieweur ; répondre sans que l’accusation d’antisémitisme ne remette une pièce dans la machine de mon propre procès en la matière ; répondre enfin sans paraître me placer du côté de ce rabbin, dont les idées droitières et identitaires d’une part me visent nommément, d’autre part sont le terreau sur lequel prospère les gens comme Z.
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Voilà l’invisible que je perçois dans la réponse complètement mal ficelée de Mélenchon, dont la formulation produit un effet d’antisémitisme très malaisant. Cet invisible, en somme, marque à mes yeux l’anti-antisémitisme viscéral de Mélenchon. On lui parle de « Juifs » (dont les idées se formeraient du fait qu’ils sont Juifs), il ne juge quant à lui que des personnes (dont les idées se forment du fait qu’ils ont telle ou telle position politique) et rétorque à Toussaint comme au rabbin Korsia que le judaïsme est, comme les autres familles politiques, porteur d’humanisme, d’universalisme (« ça a ses mérites »), mais aussi de réaction, d’identitarisme, et qu’il n’est pas dupe des droitiers qui, en ciblant Z comme une sorte d’apostat ou de faux Juif (puisqu’il est antisémite), tentent de se donner le beau rôle alors que le judaïsme tel qu’ils le défendent et le dévoient est le support de leur vision identitaire du monde et de ses problèmes (vous le savez bien ici à Hors-Série à travers Ivan Segré, notamment).
Ceci étant exposé, je me tourne vers J. Généreux : Ma lecture de « l’invisible » derrière le visible de la sortie de Mélenchon n’est pas fantaisiste, puisque je l’appuie sur des arguments longuement déployés. On pourra les réfuter ou bien les admettre, mais pas dire que je n’en ai pas et que je pense dans le vide. Mais on ne sortira jamais de la subjectivité et je n’aurai jamais le moyen d’imposer l’idée que ma lecture est vraie, pas plus que ceux qui ne pensent pas comme moi n’auront le moyen de m’imposer l’idée que ma lecture est fausse. Car ils me prêteront à mon tour un invisible (ce que je dis n’est pas vraiment ce que je dis mais la preuve de ce que je ne dis pas et qu’ils sauront démasquer), et très certainement je ferai de même (en ayant du mal à me défaire de l’idée que la question de l’antisémitisme, dans ce genre d’affaire, n’est qu’un gourdin qui leur sert efficacement à discréditer l’un des rares types de gauche mainstream qui parvient à imposer des idées de gauche dans la bataille culturelle, et qui, sur un malentendu, pourrait même devenir président de la république, catastrophe nucléaire pour leurs intérêts de droite).
Bref, il est à la fois important de comprendre ce qui se cache derrière le visible, mais c’est à double tranchant parce que c’est infini et que ça aboutit à une impasse.
C’est un peu l’objet de « La condition anarchique » de F. Lordon, que tout le monde ici connaît bien. Si l’on ne plus s’appuyer avec certitude sur la valeur des choses (puisqu’elle n’existe qu’en ce qu’elle leur est conférée par la multitude), alors comment ne pas perdre pied ni courage dans cette « crise axiologique » ?
J’aurais aimé savoir comment J. Généreux répond à cette difficulté, comment il la surmonte et nous aide à la dépasser…
PS : Pour un exemple de « révolution » sans violence, qui opérerait une sorte de renversement anthropologique, c’était le moment où jamais, Judith, de sortir l’atout-maître : le salaire à vie de Bernard Friot. En voilà une révolution qui modifierait radicalement la relation au salariat !
J’aurai aimé que Généreux en dise un peu plus quand il dit, je cite de mémoire « même si Freud a dit des bêtises ».
« Histoire de ta bêtise », je ne peux pas croire que vous soyez passée à côté.
Superbe entretien avec deux esprits intelligents qui remonte le moral qui a toutes les raisons d’être un peu en berne en ces moments difficiles. Sa vision de comité citoyen nécessite une refonte du système d’éducation pour développer les capacités de réflexion
de la jeune génération comme souligné dans le commentaire de « sans dents ». L’assemblée citoyenne a néanmoins un peu éclairé le débat en France ce qui pourrait être fait.Si les classes populaires sont en difficulté , les élites technocratiques sont elles aussi hors sol et les soutiens du capital comme le présente très bien JG.Points de désaccord en ce qui concerne la Chine: les chinois ne sont pas européens et ne raisonnent pas comme nous et les russes non plus, arrêtons de nous prendre pour les maîtres de la pensée mondiale, seul l’empire US est encore en place et il est comme nous en pleine décadence.Quant à la question de l’antisémitisme dont on nous gave à longueur de temps , c’est parce le véritable débat est le sionisme et non le judaïsme. Les sionistes juifs et non juifs sont pour moi des personnes excluantes pour ne pas dire plus! Les rabbins avant guerre étaient en grande majorité anti-sionistes, je ne puis qu’inciter à lire les écrits de l’UJFP qui remettent les pendules à l’heure .Et je ne suis pas sûr que JLM ait commis une erreur en répondant de cette manière : le médias sont tous contrôlés par des sionistes , ce qui rend le débat sur ce sujet très piégeur , on a vu ce qui s’est passé avec Corbyn en GB.Et pourtant l’apartheid et le nettoyage ethnique ou grand remplacement est à l’œuvre en Palestine depuis plus d’un siècle..;
Freud , ce n’est pas celui qui condamnait l’homosexualité mais qui n’a parler de celle de sa propre fille?
@Judith Dommage pour Sandra Lucbert ! Qu’est-ce qui ne lui convenait pas (en gros) ?
@totorugo
@Judith: Demandez-luiPourquoi pas Christian Lehmann ?
Pour ce qui est de la psychanalyse j’ai été étonné de la réponse de Jacques Généreux il me semblait que lire sur la psychanalyse et faire une psychanalyse n’était pas tout à fait la même chose et bien au contraire, plutôt un frein.
Pour la proposition de Judith de faire de J Généreux un révolutionnaire sa réponse qui serait plutôt d’aller vers une évolution révolutionnaire est séduisante mais le contexte est différent, nous sommes face, avec les nouvelles technos qui nous arrivent, tout près d un monde orwellien. Excusez moi d être pessimiste ça ne m’empêche pas d être joyeux et volontariste dans l’action ( Gramsci à dit un truc comme ça je crois)« Faut travailler pour se payer un costume » : une réponse digne d’un autiste, quand le travail s’est barré en Chine, en Inde ou en Afrique et justement dans la confection où la France était un des pays les mieux pourvus en cultures et en industries textiles !! La paresse gagne les sommets, alors que dire de ceux qui ne mangent plus à leur faim faute de travail nourricier…Discours du 19ème siècle, leur logiciel n’a pas bougé d’un iota !! Quand j’entends V. PECRESSE qui vante la valeur Travail aves les LR, je me demande si je fais un cauchemar !! Ses potes ; Sarkozy le plus emblématique du libéralisme dur, a tout entrepris ou plutôt continué pour couler toutes nos industries sans oublier au passage, la Culture, l’Histoire, la Philosophie, la Psychologie, la Sociologie, tout les outils pour combattre la régression sociétale. Comment un peuple qui se dit intelligent peut en arriver à élire des gens très malades, ignorants et totalement déphasés par rapport à l’époque actuelle ?
Sur la psychanalyse, il faut avoir fait un travail personnel de déblaiement de son inconscient, sachant que ce ne sera jamais exhaustif ! Lire des livres là dessus est totalement différent puisqu’on sera encore dans l’intellect ou le mental, une façon de tenir en respect les démons qui nous agitent !!!Tres Interessant, merci.
Bien content d’entendre Jacques Généreux dire que Macron croit sincèrement en ce qu’il dit et en ce qu’il fait en étant sincèrement persuadé qu’il agit pour le bien du pays et de ceux qu’ils fustigent. Il se comporte à l’égard de la population exactement comme le colon blanc chrétien est allé évangéliser l’Afrique subsaharienne. Le moment le plus révélateur de cet état d’esprit s’est manifesté lors du Grand Débat qu’il avait initié et au cours duquel il s’est posé en prêcheur sincèrement convaincu par sa religion libérale (celle d’aujourd’hui) s’adressant à un public dont il avait la conviction qu’il devait éduquer pour son propre bien : après avoir exposé ce que disent « les gens » il entame son argumentaire religieux en commençant par « les enfants ça ne se passe pas comme ça dans la vraie vie ». Les enfants, alors que dans le public il y avait de nombreuses personnes qui auraient pu être ses grands-parents et qui avaient une expérience de la vie autrement plus développée que la sienne.
Donc oui Macron croit sincèrement en ses conneries, il ne calcule pas, il déroule simplement la religion libérale en laquelle il croit comme un fanatique religieux ce qui le conduit à tordre le réel pour qu’il corresponde à ses fantasmes religieux sans en avoir conscience. Et ceux qui lui disent qu’il se trompe sont des hérétiques, ceux qui insistent pour dire qu’il se trompe sont des hérétiques dangereux. Cela explique beaucoup de choses, notamment Les violences policières permanentes contre toutes formes de contestation depuis qu’il a été nommé Ministre de l’économie en 2014. On se souviendra surtout de la répression ultra-violente contre les manifestants lors de la loi travail El Khomri en 2016, manifestants qualifiés de « terroristes » et initiant ainsi une nouvelle doctrine qui conduira aux autres violences policières inouïes contre les Gilets Jaunes puis contre tous les manifestants qui ont suivit ce mouvement jusqu’aux manifestations contre la réforme des retraites en passant par celle de Sainte-Soline et probablement contre les autres manifestations à venir jusqu’à la fin de son second mandat. Cela explique aussi ce mépris contre les classes populaires « réfractaires » à son évangélisation, ses discours lunaires où il donne le sentiment que le réel dont nous subissons tous les effets n’existe pas, seuls existent et agissent les concepts de sa religion libérale (la post-vérité). Cela explique encore son attitude complètement hors sol lors de ses interventions à l’étranger où il se pense évangéliste venant prêcher la vérité aux autres chefs d’États dans leurs propres pays avec une indécence parfois abjecte. Cela explique encore son sentiment non pas d’impunité mais d’invulnérabilité, il se pense l’envoyé du dieu Marché.
Macron n’est pas con, il est fou comme tous les fanatiques religieux et aussi dangereux qu’eux.
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