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L’Europe : en finir ou la changer ?

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Parmi les questions qui divisent la gauche, il y a celle de notre rapport à l’Union Européenne : faut-il en finir, ou la changer ? Dans tous les cas, une chose est certaine : on ne peut conduire une politique de gauche dans le carcan des traités européens. Tout porte à croire qu’ils ont même été conçus pour rendre impossible quelque politique de justice sociale que ce soit : après une première moitié de XXème siècle agitée de revendications ouvrières et de mobilisations de masse, il fallait mettre les fondements juridico-politiques du capitalisme à l’abri des majorités démocratiques, en érigeant des barrières institutionnelles capables de les soustraire à la délibération des peuples et de leurs représentants. Une véritable « contre-révolution préventive », comme disent certains, permettrait aux classes dominantes de mettre en œuvre les politiques conformes à leurs intérêts sans être contrariés par l’expression démocratique des travailleurs.
Que ce soit dans la matrice idéologique de sa conception, liée à la doctrine ordolibérale qui revendique de fonder des lieux de décision qui échappent à la décision populaire, dans le principe même du fédéralisme, dont Friedrich Hayek vantait les vertus libérales – « une fédération signifie qu’aucun niveau de gouvernement (le national comme le fédéral) ne pourra disposer des moyens d’une planification socialiste », se réjouissait-il – ou encore dans ses structures institutionnelles, comme la BCE ou le très opaque Eurogroupe dont l’omnipotence n’a d’égal que le caractère « informel », c’est-à-dire parfaitement exempt de toute procédure de contrôle démocratique, tout dans l’Union Européenne vise à priver les peuples de la possibilité d’intervenir sur le cours des affaires.
Alors que faire ? Thomas Piketty promeut depuis plusieurs années des solutions institutionnelles : il faut doter l’Europe d’un organe démocratique, une Assemblée Européenne en l’occurrence. Il en détaille le projet dans le Manifeste dont il est porteur, avec un collectif de chercheurs, manifeste qui a déjà recueilli plus de 110 000 signatures et qui paraît sous la forme d’un petit livre à 3 euros : Changer l’Europe, c’est possible ! Fondée par un traité de démocratisation, l’Assemblée qu’il appelle de ses vœux serait capable de voter un budget européen, très conséquent (au moins 4% du PIB), dont les recettes reposeraient sur de nouveaux impôts appliqués aux bénéfices des grandes entreprises, aux grands patrimoines, aux hauts revenus, et aux émissions carbone. Côté dépenses, elles seraient notamment affectées à la recherche et à la formation, aux investissements pour transformer notre mode de croissance, et au financement de l’accueil des migrants… Et tout ça, écrit-il, sans avoir besoin de l’unanimité des états membres, ni de modifier les structures existantes : « Ce traité a été pensé pour être adoptable très rapidement et dans l’état institutionnel actuel, entre les pays qui le souhaiteront, sans que ceux qui ne veulent pas puissent bloquer le processus », écrit-il.
Il s’agit en somme d’une greffe démocratique sur un appareil institutionnel à vocation autoritaire – un peu comme s’il suffisait d’ajouter des ailes à un paquebot pour en faire un avion, me semble-t-il. Face à Piketty, Stathis Kouvelakis, qui a vécu la thérapie de choc infligée à la Grèce par la Troïka, au nom des règles européennes, est évidemment très sceptique : on voit mal comment un projet de gauche, refusant la logique austéritaire, ne subirait pas les foudres de la Banque Centrale Européenne à la minute même où il annoncerait ses premières mesures révolutionnaires… La discussion entre ces deux penseurs est donc très animée, vigoureuse et remarquablement stimulante pour quiconque n’a pas renoncé à penser le cadre dans lequel nous entendons « faire de la politique ».
Judith BERNARD
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