Pour une critique matérialiste des médias

avec Christophe MAGIS
publiée le
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animée par Judith BERNARD

Une guerilla symbolique : quand on anime un média indépendant comme Hors-Série depuis plus de dix ans, c’est l’impression qui domine. Depuis les marges où l’on se tient opiniâtre, on se bagarre vaillamment, semaine après semaine, pour faire entendre des voix hétérodoxes, des critiques rationnelles, de la pensée « basée », émancipatrice et conséquente, toutes pointées comme autant de petits missiles artisanaux contre le coeur du système médiatique, et son énorme ventre mou coulant ses graisses partout dans nos écrans.

Ça fait plus de dix ans qu’on fait ça, et on n’a jamais eu la preuve que ça servait vraiment à quelque chose : le capitalisme étend toujours plus l’empire de la marchandisation, la doxa néolibérale ne désarme pas, elle tend même à se fasciser avec constance – et peut-être ce brunissement de l’hégémonie n’est pas sans rapport avec la contestation qui en maintes marges s’exprime ? On le sait bien, que l’autoritarisme, le durcissement raciste, les tumescences fascistoïdes viennent en réaction à une opinion moins docile, un consentement moins acquis, pour les mater définitivement. Et donc on n’aurait contribué qu’à ça ? Favoriser la convergence entre l’extrême centre et l’extrême droite, contribuer à la polarisation du champ politique qui nous accule au seuil de crises plus grandes encore que celles que nous décrivons depuis dix ans ?

Une analyse matérialiste des médias comme celle que propose Christophe Magis n’est pas faite pour nous arracher à ce pessimisme : d’abord parce qu’il nous fait apparaître que cette lecture en termes de contenus mis en circulation est d’assez courte vue. Peu importe ce que nous disons, et ce qu’ils disent eux, que nous combattons, tout ça fait toujours carburer la grande machine capitaliste. Depuis le XIXème siècle et l’avènement de l’industrie culturelle qui sera méthodiquement décrite par Adorno, le capital a parfaitement appris à tirer profit de tout ce qui circule, y compris et surtout si c’est la vie des idées, des images, des représentations que nous nous donnons.

Peu lui importe que ces formations symboliques aient été forgées en dehors du procès de la marchandise, par des auteurs, des artistes, des intellectuel.le.s n’obéissant qu’à leurs propres critères de valeur – et parfois pour critiquer très frontalement les logiques de la valorisation capitaliste ; le capital trouvera toujours le moyen de prélever sa rente sur la commercialisation de ces « objets » qui lui sont extérieurs, et aura toujours plus de moyens pour usiner en masse les siens, dont il inondera le marché – noyant sous son propre ruissellement symbolique les expressions minoritaires qui lui sont de toute façon assez inoffensives.

Et donc ce n’est même pas une guerilla, que nous livrons : en transitant par les mêmes réseaux, en alimentant la circulation perpétuelle de ces objets symboliques qui peut-être n’ont pas d’autre effet que de nous donner l’illusion que nous sommes encore vivants, inventifs, doués de subjectivité et d’agentivité, nous ne ferions que jouer au grand jeu de la valorisation artificielle dont le capital se repaît. D’un point de vue économique, c’est assez incontestable : les marges où se tiennent les indépendants comme nous ont un poids epsilonesque, elles ne peuvent strictement rien sans les infrastructures dont le capitalisme reste le grand bénéficiaire, et la relative autonomie dont nous nous enorgueillissons ne vaut que tant que les grands propriétaires ne perçoivent pas en nous les germes de la profitabilité. Nous ne sommes pas leurs ennemis : nous sommes leur vivier de talents et d’idées, et l’extériorité dont le capital a toujours eu besoin pour exister.

Alors politiquement, qu’est-ce qu’on fait avec ça ? Christophe Magis ne prétend pas répondre à cette épineuse question : il entend moins élaborer des stratégies qu’approfondir le diagnostic. Et son travail a cet immense mérite poser une grille analytique rationnelle sur ce lancinant sentiment de vanité qui nous traverse si souvent. Mais il n’invalide pas les hypothèses de lutte qu’on peut opposer à notre propre absorption complète dans les logiques du capital : l’indépendance, ce n’est pas rien, dans le champ des arts comme dans celui de l’information. Avant d’être avalés (par absorption dans la marchandisation intégrale ou par disparition économique pure et simple) nous existons, parfois durablement, et participons AUSSI de ce qui résiste.

Et si le problème est d’abord économique, des pistes ont été esquissées qui pourraient nous permettre de court-circuiter les logiques du capital ; dans son « Projet pour une presse libre », financée par la cotisation, adossée sur une mutualisation des outils de diffusion, administrée sous une forme autogestionnaire, Pierre Rimbert ouvrait en 2014 une voie stimulante pour une refondation de la presse d’intérêt général. Dans le livret Médias de son programme, la France Insoumise de son côté annonçait une loi-cadre contre la concentration de la propriété médiatique qui n’était pas dénuée d’intérêt. De telles initiatives sont précieuses, même si on sait la part limitée qu’elles peuvent prendre à la sauvegarde de ce à quoi nous tenons : dans le domaine du symbolique comme du reste, c’est décidément d’un grand moment révolutionnaire dont nous avons besoin, seul à même de faire dérailler le train capitaliste dans sa vertigineuse course à l’abîme qui sinon abolira tout – y compris notre propre faculté de le penser.

Judith BERNARD

Durée 74 min.

2 réponses à “Pour une critique matérialiste des médias”

  1. Olivier Falhun_1

    Dommqge qu’il n’y ait aucune allusion à Gaza. C’est quand même le sujet qui illustre au mieux le propos et je trouve qu’il aurait été utile d’incarner concrètement cette discussion

  2. Nehemiah LPL

    On ressort avec le sentiment confus qu’il n’y a pas d’en dehors du capitalisme, de tout temps et en tout lieu !

    C’est peut être dû à cette manière d’être conceptuellement approximatif, et par exemple de laisser penser que tout marché est capitaliste … ainsi que tout ce qui est à la portée potentielle d’un marché ! Et vu que rien n’échappe à cette condition, il ne peut y avoir d’en dehors du capitalisme …

    Du coup, cette incapacité à même formuler les conditions de possibilité d’une quelconque alternative est navrante de fatalisme ! D’autant plus qu’elle semble résulter d’une paresse conceptuelle, et au fond d’une certaine complaisance à l’égard d’un capitalisme présenté comme indépassable.

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