Pulsion

avec Frédéric LORDON et Sandra LUCBERT
publiée le
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animée par Judith BERNARD

Intensément subversive à sa naissance, la psychanalyse ne manquait pas d’atouts pour être révolutionnaire. Ça ne l’a pas empêchée de basculer du côté de la conservation des structures de domination. Le ver, peut-être, était dans le fruit : le phallocentrisme de ses deux principaux fondateurs, Freud au XIXème et Lacan au XXème siècle, les a conduits à édifier des représentations de notre vie psychique où le patriarcat n’était pas seulement la forme générale de la société dans laquelle ils s’efforçaient de penser l’inconscient, mais une structure symbolique nécessaire, et comme telle, immuable.

Depuis, le « Moi » est devenu la grande affaire de la bourgeoisie, flattée qu’on donne à ses angoisses un divan pour les coucher, et la cure analytique, une pratique de développement personnel surtout conçue pour conformer les individus aux réquisits de la société capitaliste. Des travailleurs en plein burn out au sein d’une entreprise maltraitante, livrés à des idées suicidaires, peuvent s’entendre dire par leur thérapeute que ce qui se joue dans leur effondrement psychique, c’est une scène fantasmatique de leur petite enfance. Et cela seul.

Les recherches sur l’inconscient ont donc fini par se trouver exclues des espaces où se forme une pensée de l’émancipation : trop de psychanalystes avaient mis leurs outils au service de l’ordre bourgeois, on se passerait de leur expertise – pour la révolution, on ferait sans eux. Et dans le même mouvement, c’est l’inconscient lui-même qu’on jetait aux oubliettes, se ralliant sans le vouloir à la grande illusion libérale qui dans « humain » ne voit qu’ »individu », seul et unifié, maître de son destin, transparent à lui-même et savant stratège de sa propre réussite – quiconque examine un peu honnêtement sa propre existence à l’aune de ces clichés sent bien l’arnaque sinistre ou l’énorme blague.

Voici qu’un mouvement s’esquisse, depuis quelques années, qui réarticule psychanalyse et pensée de l’émancipation ; il ne manque pas de précurseurs (Deleuze et Guattari n’ont pas peu contribué à cette reprise subversive des concepts fondamentaux de la psychanalyse), et entend bien conjuguer psychanalyse et politique. C’est qu’on peut explorer les dispositions inconscientes sans méconnaître les structures socio-historiques de la domination, on peut même s’efforcer de comprendre comment les secondes passent dans les premières, et tendent souvent à s’y consolider. C’est dans ce mouvement de réappropriation que vient se poser l’énorme travail de Sandra Lucbert et Frédéric Lordon : il se propose de refonder les bases conceptuelles d’une psychanalyste matérialiste.

L’ambition est considérable, mais l’héritage est là qui offre des matériaux précieux : de Freud et Lacan, on jettera le phallocentrisme, mais on gardera certains concepts essentiels – la pulsion, le refoulement, la centralité de l’Autre… Pour faire le ménage dans ce legs touffu et embrumé, et ciseler chaque outil au plus exact, on s’en remettra à la méthode spinoziste : ne rien présupposer qui ne soit strictement démontrable dans l’ordre des enchaînements de causalité, plonger chaque outil dans le bain acide de cette exigence intraitable, quitte à ce qu’il en ressorte radicalement transformé, ou qu’il y disparaisse, intégralement dissout… Quitte aussi à forger de nouveaux concepts – à côté de « l’Objet a », qui désigne depuis Lacan ce qu’il faut être/avoir pour persister dans le désir de l’Autre, voici par exemple « l’Objet 0 », désignant la « complétude » regrettée de notre condition fœtale…

Car tout commence là, bien sûr, aux premiers instants de notre vie : avec la psychanalyse, ce n’est pas seulement le territoire de l’inconscient qui est réinvesti. C’est celui de la petite, toute petite enfance, revisitée puisqu’elle conditionne les péripéties de notre psychogénèse, où se forment nos plis stratégiques inconscients, conçus pour persister (et qui en effet ne nous quitteront plus guère). Et pour la raconter, cette toute petite enfance, rien de tel qu’un récit conceptuel, qui se fait roman d’aventures où nous cheminons à travers les immenses épreuves d’une vie minuscule – la nôtre en ses premiers instants. C’est passionnant, à tous points de vue ; parce que Sandra Lucbert et Frédéric Lordon n’ont pas seulement élaboré une proposition théorique spectaculairement robuste, ils ont inventé aussi une forme à la mesure de leur projet : aventureuse au plus beau sens du terme – pas seulement innovante, mais profondément exploratoire, et souvent, bouleversante.

Judith BERNARD

Durée 94 min.

11 réponses à “Pulsion”

  1. Alain Ranier

    Merci pour l’entretien très stimulant. A réécouter car c’est très riche.
    Merci aussi pour le climat amical entre vous qui se ressent bien à l’écoute.

    Si je peux me permettre, puisque vous avez choisi, de ne pas décrire chronologiquement les 5 temps de la psychogénèse, voici un lien d’une vidéo où le livre est présenté et où les étapes du roman d’aventures de Modus sont plus explicites.

    https://www.youtube.com/watch?v=0ZXf5zvTW0k

    Début de l’intervention de Sandra Lucbert avec les 2 questions (Spinoza et Freud) à 57mn00s et les aventures de Modus autour de 1h 01 mn 25 s.

    Si cela ne convient pas à votre ligne éditoriale de partager des vidéos extérieures, vous pouvez supprimer le lien. En tout cas, pour moi, cela a constitué un bon complément à votre entretien.

    Bonne journée,
    Alain

  2. Gisele Moulie

    c’est pas un peu le melon quand même ?

  3. mhk LPL

    Merci et merci ! Quel boulot! Et quelle émission!

  4. Alain Ranier

    Bravo à Judith Bernard pour la citation de Goldman , pas Emma,ni Pierrre, mais Jean-Jacques (citation enchantée).

  5. damien Astier

    Cet entretien fait d’immenses échos à la pensée de Henri Laborit, très résumée dans son Eloge de la fuite. Notion de venue au monde comme premier traumatisme, , d’etre humain nécessairement social, de persévérance dans l’etre tant corporelle que spirituelle (la lutte contre l’entropie) à tous les niveaux des organismes vivant, de la molécule à l’organisation sociale nationale (voire de l’espèce). j’invite Frédéric et Sandra, et Judith bien sûr à lire Laborit voire lui consacrer une émission. Il aborde depuis la biologie et les sciences dites « dures » la philosophie, validant les concepts spinoziens par les expériences scientifiques (fonctionnement cérébral, neurotransmetteurs, homéostasie, systeme de gratification, lutte/fuite, somatisation comme unicité du corps/esprit, etc)

  6. Alain Ranier

    Toujours dans la veine explicative et dans la vidéo de présentation du livre
    https://www.youtube.com/watch?v=0ZXf5zvTW0k

    le passage de Frédéric Lordon à partir de 39mn00s et jusqu’à 54mn45s à propos de pulsion, conatus, stratégie. C’est le complément conceptuel nécessaire à la vie de Modus stratège ( la partie de Sandra Lucbert évoqué plus bas).

    Désolé pour les multiples messages, c’est mon esprit d’escalier qui est à l’oeuvre.

  7. Alain Ranier

    Message en doublon ( le second est supprimé)

  8. Alain Ranier

    Le livre acheté, arrivé au chapitre 9 et à la page 168 ( T4 -2ème rencontre : le langage) , je me dis comme pour un tour de magie : y a un truc. La démonstration est brillante mais je ne peux m’empêcher de penser que je me fais avoir par 2 excellents prestigiateurs. Cà « matche » trop bien pour qu’il n’y ait pas une entourloupe.

    J’ai essayé d’identifier le pourquoi de cette réticence . Je pense pouvoir dire qu’elle est de premier ordre et est consécutive au choix ou au parti-pris théorique (idéologique ? ) qui préside à la rédaction de ce livre. Pourquoi choisir de « plonger les outils du freudisme et du lacanisme dans le bain acide de l’exigence méthodologiste spinoziste » (dixit Judith Bernard dans son introduction vers 2mn) ? Le geste n’est pas expliqué sinon de façon « anecdotique » et en lien avec les 2 ingénia des auteurs. Je sens bien qu’il y a quelque chose du côté de l’immanence du système spinoziste versus le transcendantal mais cela reste flou.

    Le livre sera présenté le 6 mars au séminaire Spinoza LLCP de Paris 8 (Frédéric LORDON et Sandra LUCBERT (Paris)
    D’une théorie psychanalytique spinoziste) https://llcp.univ-paris8.fr/spinoza-a-paris-8-2024-2025.
    Dans cette perspective, je lance une bouteille à la mer. Peut-être que ce message sera lu par les auteurs ou bien qu’il leur sera transmis et qu’ils pourront y apporter un élément de réponse. Qui sait ?

  9. franny’s

    Merci pour cette vidéo qui nous fait revenir dans le monde des vivants.. dans une atmosphère de fin du monde de la raison…. Je vais de ce pas acheter le livre qu’ont écrit les 2 invités.. Depuis Lacan et ceux qui ont courageusement repensé son travail, (devant les oppositions combien nombreuses !!) je n’avais pas eu ce désir de revisiter toute son œuvre incroyable et celle des autres après lui et sans tous nos échanges sur ses Ecrits, nous serions sûrement morts idiots dans notre promotion à la fac..!!

  10. Anne-Marie Hamon

    C’est vachement bien mais ils sont complètement à coté de la plaque concernant l’autisme (et ça m’a agacée) qui n’est en rien une disposition psychique comme l’est la psychose à quoi il le compare. C’est une différence neurologique, le cerveau est construit de manière différente, point. Ce n’est pas soignable, guérissable que ce soit avec des médocs, une psychothérapie ou autre ce n’est pas une psychopathologie, point. La psychothérapie pour une personne autiste c’est lui apprendre à comprendre, appréhender, respecter son autisme et ses limites afin de mieux vivre avec. C’est lui redonner confiance en soi parce qu’être traité comme un malade bizarre ça fait des dégâts et travailler sur les traumas qui sont souvent nombreux. Après, être autiste n’empêche pas d’autre pathologies psy qui peuvent venir en complément à cause justement de manquements divers ou de maltraitance. (Voir Elon Musk par ex)
    Donc leur prise de position là dessus est dangereuse mais vu que l’autisme peut remettre en question la place et l’appréhension de l’autre dans la construction psychique ce sur quoi est axé leurs travail, donc z’ont sans doute intérêt à continuer à présenter les choses comme ça pour vendre leur bouquin !
    Je vous envoie le commentaire de ma fille, qui est autiste, et est par ailleurs très intéressée par votre échange.

  11. Nehemiah LPL

    Évidemment, on pouvait se douter que réunir ces trois là produirait quelque chose d’incomparable et ce fut le cas !
    Je dis ces trois là parce que personne ne sait mieux que Judith Bernard, faire jaillir ce surplus d’excellence qu’on ne soupçonne jamais, dès lors que les invités sont déjà brillantissimes et qu’il suffirait de les laisser s’exprimer pour être pleinement satisfaits de l’émission !

    Il faut dire qu’ils en viendraient bientôt à me réconcilier avec la Psychanalyse, ce qui n’est pas peu dire ! Ils sont, là où je ne les attendais pas, capables de dénouer ce qui faisait toute ma pulsion récalcitrante à l’égard d’une des mise en discipline les plus sournoises qu’ait pu produire l’ordre bourgeois. Et notamment, entre autre, le fait même que la pulsion n’a pas à être postulée, mais qu’on peut la dériver !

    Il fallait y penser, et il fallait le dire dans la clarté rigoureuse d’une composition stylistique élaborée avec le soin des deux auteurs, déjà séparément admirables, et ensemble bien plus encore.

    BRAVO et MERCI !

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