Vers l’amour révolutionnaire

avec Houria BOUTELDJA
publiée le
animée par Judith BERNARD

Les races, on le sait, n’existent pas ; le racisme pourtant existe, mais cela on ne le sait que variablement, selon qu’on en fait soi-même l’expérience, ou pas. Peut-être est-ce d’avoir enseigné dans les lycées du « 9-3 » depuis quinze ans ? D’avoir côtoyé des ados « non-blancs » gorgés d’offense, infiniment blessés et bouleversants ? La révolte des racisés me prend à la gorge : elle m’interpelle, elle me convoque, elle réclame justice et je veux lui faire droit.

Le livre d’Houria Bouteldja vient donner une forme à cette révolte, et je veux les accueillir (le livre, son auteure), quitte à me les prendre en pleine face. Dès le titre, ça claque : Les Blancs, les Juifs et nous – ces catégories suspectes, trop séparées, froidement mises à distance – et la gifle aussitôt change de courbe, le geste se métamorphose en sous-titre : Vers une politique de l’amour révolutionnaire. Tout le livre tient dans l’ambivalence de ce geste qui tout ensemble accuse et appelle, geste qu’il faut attentivement regarder et, me semble-t-il, accepter de recevoir.

C’est un exercice difficile. Houria Bouteldja appartient au Parti des Indigènes de la République, que sa réputation sulfureuse a rendu « infréquentable » aux yeux d’une large frange de la gauche pourtant officiellement soucieuse d’antiracisme. Les autoproclamés Indigènes seraient « racistes » (anti-blancs) et même « antisémites » (puisqu’il sont antisionistes). Regrettables contresens qui confondent la violence avec la haine ; qui oublient qu’on ne s’émancipe jamais d’une domination sans une lutte révolutionnaire, laquelle n’est pas un pique-nique. Mais un combat, si vigoureux soit-il, exige aussi beaucoup d’exactitude pour ne pas virer au massacre : si la lutte est justifiée, elle ne paraît pas toujours juste et l’on voudrait souvent l’ajuster pour pouvoir la rejoindre tout à fait. C’est décidément un exercice difficile, car Houria Bouteldja ouvre le dialogue comme on ouvre le feu.

Sa rhétorique est celle des offensés qui ne consentent plus à l’offense : elle puise dans la provocation, cherche l’affrontement, veut inspirer la crainte – qui permet d’être enfin respecté, quand les autres voies ont invariablement échoué. Le PIR fait peur, et ça lui convient : c’est une dimension de sa tactique, qui passe par des transgressions faussement désinvoltes parmi les totems et les tabous de notre époque. Nulle inconséquence dans cette audace blasphématoire ; il s’agit de « leur faire peur ». A qui ? Aux Blancs. Oui, les Blancs, ça existe, quoi qu’il nous en coûte de l’admettre. Non comme essence, mais comme condition sociale. Une condition de dominants historiques  qui a constitué, dès la découverte du « Nouveau Monde » en 1492, les non-Blancs en dominés, selon une hiérarchie raciale que le droit prétend interdire, mais que les faits, têtus comme on sait, persistent à prouver.

Il importe d’en finir avec cette hiérarchie raciale, ce qui suppose d’en reconnaître d’abord les effets, bien réels, et d’entendre ce que les racisés ont à en dire, fût-ce dans une langue trempée à la colère. Il faut les entendre, car ils ont beaucoup à nous dire, et à offrir aussi : des alliances, un combat à mener de front, et même : « l’amour révolutionnaire ». Révolutionnaire, parce que c’est le capitalisme qu’il s’agit de renverser ; comme il a bati son empire sur la colonisation, il n’est pas absurde de mettre la cause décoloniale au coeur de la lutte. Quant à l’amour, c’est moins suave que ça n’en a l’air : ça suppose à la fois de se prendre la main et de se prendre des baffes. Mais le jeu en vaut la chandelle : selon Houria Bouteldja c’est la dernière option, juste avant la fin du monde, pour en changer in extremis, et l’arracher à la barbarie. A moins qu’il ne soit, déjà, trop tard ?

Judith BERNARD

Durée 91 min.
  • Commentaires

11 réponses à “Vers l’amour révolutionnaire”

  1. jeremie chayet

    Ouais, ben, à bien y réfléchir, les ateliers constituants, la théorie relative de la monnaie et le salaire à vie, si ce n’est pas du décolonial en barre, je sais pas ce que c’est… A bon entendeur, bonnes luttes !

  2. HBK

    Juste une précision sur l’emploi des termes « antisémitisme » et « islamophobie » : Le fait qu’ils disposent d’un « sens communément admis » ne change en rien leur ambiguïté et le fait qu’il faille donc malgré tout les utiliser avec précaution.

    L’utilisation « d’antisémitisme » comme insulte visant à discréditer toute forme de critique radicale est par exemple assez perturbante. On a bien entendu des gens accuser les sociologues d’antisémitisme par le biais d’un raisonnement que je ne rappellerai pas pour ne pas faire insulte à l’intelligence humaine.

    De même, le sens commun d’islamophobie comme « haine de l’arabe » nécessiterait déjà de définir ce qu’est un « arabe ». Bref, attention à l’utilisation de ces termes protéiformes et lourdement chargés, que ce soit de sous-entendus, ou émotionnellement.

  3. Alain Godet

    « La question de classes est contenue dans la question de races ». Au secours… Autant je peux écouter la critique de certaines luttes (féministes ou pour les « racisés ») qui dénoncent les marxistes pur souche qui prétendent que la lutte des classes englobent toutes les questions, y compris celles de genre ou de racisme, autant l’inversion même de cette posture « hyper »-marxiste en posture hyper-antiraciste est au minimum aussi ridicule.

    Au passage, encore un grand merci à Judith Bernard pour son travail de lecture minutieux. Dès la 4e minute sur la question de « moi quand j’attends une réponse politique j’entends ‘t’es pas contente rentre chez toi’ », Houria Bouteldja a sans doute compris que pour une fois son interlocuteur n’était pas là pour faire de l’approximation.

  4. Thomas Gelee

    Tout d’abord un grand merci pour ce formidable moment de sagesse et d’intelligence. Bravo à Houria Bouteldja pour la pertinence de sa pensée et la délicatesse de la force avec laquelle elle l’exprime si judicieusement.
    J’ai compris en particulier la confusion que je faisais entre construction sociale de ma pensée et expression politique de celle-ci. À l’heure de Nuit Debout, c’est important !

    Au sujet de interpellation par Judith Bernard quant à l’absence d’auto-critique du monde Arabe à propos de ses conquêtes coloniales, en référence aux propos de Mr Castorialdis dans un article de la République des Lettres, j’ai regretté l’abandon du sujet par vous deux.
    D’une part, Houdia Bouteldja aurait alors pu citer la pensée du Soufisme qui, moins de deux siècles après l’Hégire, trouve une conciliation pacifique et contemplative entre l’islam et la culture naturelle des peuples arabes qui l’adoptent, et, probablement aussi, évoquer beaucoup d’autre penseurs que notre culture n’a pas remarqué, au contraire d’Averroès, qui, bien que contestant des positions Arabes et islamiques, en fut définitivement rejeté, sort tout de même plus tendre que celui par lequel fut traité le très pauvre Giordano Bruno mais moins doux que celui accordé au très fortuné Voltaire par la puissance royale.
    Mais surtout, elle aurai pu faire remarquer que, par son propos, Mr Castorialdis se positionne lui même dans ce « blanc imbu et dominant » bien contraire à sa propre pensée, et essentialise le monde arabe, là encore en totale contradiction avec lui même. Peut-être ce développement était-il dans l’intention de Judith Bernard, mais c’est dommage d’en avoir abandonné l’idée.
    Car enfin comment penser que des peuples qui maîtrisaient l’écriture des millénaire avant notre civilisation et avaient développé un humanisme social autrement structuré et élaboré que les embryons, toutefois très importants pour notre propre pensée, de celui-ci chez Montaigne il y a à peine plus de quatre siècles, n’aient pas disposé très tôt de cette critique ?

    Thomas Gelée

  5. Juliette LAURENCE

    Merci pour cette discussion d’une densité impressionnante.
    J’ai l’impression d’avoir fait un pas de côté pendant cette heure et demi et d’avoir rempli ma tête de prises de conscience à approfondir.
    Merci à Houria Bouteldja pour ces prises de conscience et tout le travail d’analyses et de recherches qui a dû être nécessaire pour mettre le doigt dessus.
    Merci à Judith Bernard d’avoir posé tout haut – et avec une finesse qui n’oublie pas d’être franche – des questions qui, trop souvent, n’osent pas sortir des bouches.
    Et merci à toutes les deux pour votre souci de la précision du langage, ça fait un bien fou de voir deux personnes parler de sujets essentiels en cherchant vraiment à se comprendre.

  6. Dominique Terres

    Merci à Judith Bernard pour la qualité de cette interview qui m’a donné l’occasion de mieux saisir les idées de Houria Bouteldja et des membres du PIR. Est-il utile de dire que si je ne partage ni les postulats ni les développements d’un raisonnement dont les faiblesses et les incohérences apparaissent clairement ici, je me félicite de l’occasion que vous avez donnée à Houria Bouteldja de s’exprimer « tranquillement ».
    De l’utilité de l’excellent travail de l’équipe de « Hors Série » loin des oukases et des condamnations de principe.

  7. KleeMz

    Encore une fois MERCI pour cet entretien.
    Je regrette, néanmoins, de ne pas avoir eu de réponse sur la prise en compte de l’auto-critique (même au niveau qui n’est pas suffisant, ne pas nier ni minimiser la lutte des dominés – j’adhère) de la colonisation suite à la citation de Cornelius Castoriadis. Oui sur la période historique – la modernité occidentale (réponse donnée avant la question si on veut ~40min), mais n’y avait-il rien à dire de plus pour justement éviter cette impression d’éviction du thème? Ou, après écoute à nouveau (~47min), ces barbaries n’ont pas donné lieu à des révoltes d’opprimés et donc pas entrainé l’obligation d’auto-critique réactionnelle… je ne veux y croire non plus.
    J’attends depuis longtemps, et ce, en tant que blanche (conscience claire et très jeune du fait d’un remariage mixte et de frères métisses sur lesquels le regard et les attitudes – ressenti si injuste pour un enfant), une saisie de ce thème par la gauche de cette non reconnaissance d’égale dignité pour une trop grande partie des français.
    Alors à nouveau MERCI, pour les luttes, et ces émissions (qui peuvent en être).

  8. Damien

    Bonjour Judith, et merci pour… tout, pour le théâtre, pour Nuit Debout, pour ce que vous faites ici, ce que vous avez fait ailleurs. Et ailleurs justement, sur la question du voile, je me souviens de ceci de vous :http://www.arretsurimages.net/chroniques/2010-02-11/Comment-peut-on-etre-feministe-Et-voilee-id2743. Ré-écriveriez-vous la même chose aujourd’hui ?

  9. Julien Alleon

    Bonjour à toute l’équipe et merci à Judith Bernard pour cet entretien très intéressant. Ca m’a donné envie de lire le livre de Houria Bouteldja. Néanmoins, je ne suis pas sûr de pouvoir comprendre, même après lecture, comment faire tenir ensemble le discours qu’a Mme Bouteldja ici avec la désormais célèbre photo où on la voit poser fièrement devant l’écrit appelant à envoyer les sionistes au goulag. Au mieux, c’est une très mauvaise blague, de très mauvais goût, et contre-productive car finissant de la rendre inaudible à gauche. Aucune tentative d’explication dans cet entretien, dommage.

  10. Marc-Oliver POKAM

    Super interview! J’aime beaucoup le style d’Houria, je ne sais pas si c’est dû aux thèmes avant-gardistes dans le champ politique français ou à se plume même, mais il y a un vrai impact (Je dois avouer m’être abonné pour le décolonialisme). Par contre, je trouve que sa filiation politique est plus proche du marxisme-léninisme appliquée à la question raciale que des théories décoloniales d’Amérique du Sud.

  11. Julien Dufour

    Très intéressante interview à charge, qui démontre à elle seule le bien-fondé de ce que dit Houria Bouteldja. Les marxistes ont le droit de penser le rapport de force politique à condition d’être blancs. S’ils sont arabes, ils sont suspects, et on n’est satisfait que lorsqu’ils se couchent.

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