Le chien marxiste

Ce qui précède au marxisme ne fut jamais, dans la tête du chien, une volonté ni une volonté d’être et encore moins une volonté d’être marxiste ou de devenir marxiste, ce chien n’eut jamais une quelconque intention de devenir ci ou ça, tant il était établi, pour ce chien, que toute vie sociale est essentiellement pratique et que la construction de catégories, par exemple la catégorie “chien marxiste”, ne peut être que le résultat de l’illusion idéaliste avec laquelle il ne lui fut pas nécessaire de rompre, n’ayant jamais été hegelien dans sa jeunesse.

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Il se méfiait des hegeliens, des jeunes comme des vieux, tous d’accord pour croire au Règne de la Religion, des Concepts et de l’Universel, qu’ils le disent légitime ou qu’ils le combattent, incapables de voir que la production des idées, des représentations et de la conscience est directement et profondément mêlée à l’activité et au commerce matériels, ce qui pourtant lui apparaissait bien, de son point de vue de chien, comme une évidence première. Ne pas accepter les catégories n’était pas difficile pour ce chien qui en avait compris l’effet dévastateur non seulement sur sa propre condition mais sur celle de nombreux camarades animaux, veaux vaches moutons cochons chevaux poulets poules et lapins et autres prolétaires domestiques exploités par l’industrie, disparus dans les hachoirs au profit de la grande distribution et vendus en morceaux sous la catégorie “viande”.

Le chien s’accordait avec Engels quant au rôle du travail dans la transformation du singe en homme. Il observait ce singe parlant qui ne mangeait, midi et soir, qu’après avoir travaillé pour manger, ce qui signifiait bien que travailler pour manger organisait le langage et constituait, pour cet animal sans cesse inquiété par l’inquiétude de ne plus avoir de travail, donc plus de quoi manger et donc plus rien à dire, le fondement de sa réalité politique.

Que les idées ne fussent pas à planer là-haut entre les oiseaux et les traces de kérozene, il l’éprouvait réellement, non seulement depuis sa conscience de chien, mais en constatant que celles de l’animal politique étaient accrochées au langage et le langage au travail. Même les idées les plus abstraites devaient en effet immanquablement, soit sortir de la bouche qui était nourrie par le travail humain, soit de la main qui réalisait le travail humain tout à fait absurde d’écrire ça quelque part. Le langage ne venait donc certainement pas, comprenait le chien, d’une pensée survolante, mais il était toujours lié à la bouche qui mange et à la main qui travaille à écrire ça quelque part.

Ce chien n’aurait certainement pas démenti Engels lorsqu’il remarquait, que, je cite, dans les relations avec les hommes, le chien et le cheval ont acquis une oreille si fine pour le langage articulé qu’ils peuvent facilement apprendre à comprendre tout langage, dans les limites de leur représentation. Le chien savait très bien ce que parler veut dire et considérait avec intérêt l’économie des échanges linguistiques.

Sans le parler lui-même, car le chien n’était pas disposé à travailler pour manger, il comprenait évidemment le langage de l’animal politique et saisissait clairement – et en cela reconnaissait les apports fondamentaux des travaux de Bourdieu- son efficacité dans la construction d’espaces sociaux et son rôle de légitimation de dominations symboliques, ce qui confirmait que le langage n’avait certainement pas la seule fonction d’exprimer des idées, mais aussi de perpétuer, dans le mode de production capitaliste, un rapport social fait d’intimidations, d’injonctions, de moralisations, de gratifications, bref de domination, laquelle s’affirmait d’ailleurs à son égard sans les manières et faux-semblants dont les animaux politiques usent couramment entre eux. “Je suis un homme, tu n’es qu’un chien”, voilà en substance ce que le chien devait comprendre quel que soit le sujet et le ton de la voix de l’animal politique, à l’exception des formes discursives des bébés dont l’énonciation, encore ignorante de leur enrôlement futur dans les rapports de production, est toujours surprenante et agréablement égalitaire. C’est pourquoi le chien marchait, durant de longues promenades à côté des poussettes, d’une allure tranquille et insouciante, les oreilles attentives au babil musical et baveux de ces animaux poétiques à l’odeur agréable de lait et de caca. Il partageait avec eux, sans avoir besoin d’en faire la théorie, mais simplement en profitant du temps qu’il fait dans le temps qui passe, des saisons et des bois, du vent sur les prairies, du bruit des abeilles et du trafic routier, la certitude que la production des idées est le langage de la vie réelle.

De manière générale, le chien appréciait l’imagination philosophique et la pensée créatrice, qui transformaient l’atmosphère des espaces les plus vides en essaims bourdonnant d’activités amusantes et productrices d’intensités favorables à la joie. Il se couchait volontiers au milieu des poètes qui se méfiaient comme lui de tous les maîtres comblés d’honneurs et de reconnaissance, ces petits chefs de vente et de l’ordre public que les autres animaux étaient invités, par toutes sortes de méthodes de marketing culturel, à trouver formidables. Il leur préférait les insolents et sauvages qui connaissaient comme lui la fierté d’être traités par ceux-là comme des chiens.

Le chien ne se définissait pas lui-même comme “chien”, ni comme “chien marxiste”, ni comme “animal marxiste”, bien qu’il le fût. Il l’était sans doute, et certainement bien avant que cela ait été établi par un jeune employé de la direction générale de la sécurité intérieure qui, dans le cadre de la mission de collecte d’indices ou d’éléments parfois diffus mais qui, rassemblés, peuvent mettre au jour la prévention d’une action terroriste, avait suivi les allées et venues du chien sur le territoire par vidéo-surveillance, alerté sa hiérarchie sur le caractère suspect de ses divagations et obtenu le placement du chien sur écoute. Ayant passé plusieurs semaines à déconstruire le code sophistiqué de l’aboiement du chien, ce digital native passionné par son job avait découvert que certains des propos du chien étaient chargés d’agressivité, notamment à l’égard du personnel d’inspection de la CAF, des huissiers, des témoins de Jehovah et des sirènes de police. N’ayant pu obtenir que le chien soit classé dans la catégorie menace terroriste, l’individu n’ayant pas encore fait la preuve d’une intention de se livrer à une entreprise ayant pour but de troubler gravement l’ordre public par l’intimidation ou la terreur, il considéra que l’on pouvait au moins supposer que le chien, bien que pas communiste-communiste, était tout de même à placer dans la catégorie ultragauche anticapitaliste, puisqu’il pissait sur les propriétés et refusait de reconnaître la valeur de l’argent. Le geek au service du service de l’Etat, né bien après la chute du mur de Berlin, ayant retenu du stage d’intégration de la DGSI, que le marxisme n’était pas encore mort, loin de là, crut bon d’appeler un chat un chat et d’enregister la note animal. dom.R.P. n°244007989686 sous le titre Chien marxiste 1. 

Il s’agissait là d’un nouveau précédent. Le chien marxiste devrait donc faire l’objet d’une surveillance spécifique, non pas du fait que ce chien-là était unique, mais parce qu’il pouvait être nombreux, d’où le 1, annonçant un nouveau courant, voire une filière, laquelle était encore difficile à saisir.

Ce qui est certain, c’est que ce chien n’était pas, comme ces jeunes bourgeois des années soixante, en rupture avec le monde bourgeois ennuyeux de parents bourgeois et ennuyeux, dans un vouloir s’essayer à être marxiste, il n’était pas vélléitaire, bien qu’il fût souvent désinvolte et incertain. Le chien ne considérait pas non plus le marxisme comme un horizon indépassable de notre temps car le chien ne considérait pas l’horizon comme une métaphore temporelle – il n’était pas un de ces littérateurs à la manque – mais voyait l’horizon immédiatement et tout à fait concrètement, aboyait et se mettait à courir lorsqu’il y apercevait un mouvement technique ou social. D’ailleurs le chien détestait Sartre, ses Questions de méthode étaient pour lui la quitescence de ce qui révélait ce qu’il appelait pour lui-même l’incapacité sartrienne d’être libre librement ; il ne voyait pas de rapport entre la liberté et la responsabilité, mais constatait au contraire que lorsqu’un animal politique parlait de responsabilité, il prononçait ce mot en appuyant chacune de ses syllabes, sur le ton moraliste et résigné d’un animal responsable, remplissant sa poitrine de l’air conditionné tout en prenant racine dans le tapis persan comme ces chênes centenaires vidés de leurs oiseaux pour devenir du bois dont on fait les armoires, inspirant aux enfants le silence de la honte.

Le chien étant vivant sans problème de conscience, il ne s’intéressait pas à l’existentialisme. Il n’y voyait qu’une blague philosophique étant donné que l’existence et l’essence étaient pour lui absolument la même chose, si bien que la question de savoir si l’une précèdait l’autre n’avait aucun sens ; c’était un de ces faux problèmes auxquels il fallait mordre le cul, comme l’était aussi la condamnation à être libre dont Sartre était évidemment le premier dindon de la farce, une farce que le chien apprécia la première fois qu’il entra dans une basse-cour où les bourgeois fiers et contents picoraient leur OGM en se disant, ces cons, quelle chance on a de ne pas être des oiseaux de passage. Il n’avait pas eu besoin de lire la Critique de la raison dialectique pour s’intéresser à la dialectique, il en avait d’emblée l’expérience et ne voyait pas en quoi la raison pût y avoir la moindre part. En effet, il n’était pas raisonnable de penser que la raison eût quelque rapport avec la dynamique historique puisque les êtres supposés les moins capables de raison et les plus dépourvus de langage pouvaient constater qu’à un certain degré de leur développement, les forces productives matérielles de la société entrent en collision avec les rapports de production existants, et que cela crée pas mal de problèmes.

Et puis le chien n’avait aucune raison d’aimer Sartre qui n’avait jamais été spécialement attentif aux chiens, tandis que le chien aimait Octave Mirbeau spontanément et sans limite, ayant en commun avec lui d’appréhender la société et ses géographies de préférence à partir de ces deux arts de vivre, l’art de vivre en bagnole et l’art de vivre en chien. Le marxisme du chien était évidemment libertaire sans que le chien ait eu le désir d’opérer une synthèse historique. Celle-ci ne lui semblait pas nécessaire, car la raison première de son engagement militant fut certainement la dénonciation du principal obstacle à l’émancipation des peuples, à savoir l’appropriation arbitraire de la terre et l’instauration de frontières tout à fait contraires au respect des déplacements animaux. La propriété n’est-elle pas principale cause du malheur général, de la misère des chiens sans collier, de l’emprisonnement des chiens errants et de l’aliénation des chiens de garde, ces contremaîtres aux muselières serrées, soumis à l’autorité ? Ce qui intéressait le chien, c’était la limitation de l’animal non par la nature, mais par la campagne, c’est-à-dire la nature transformée en terrain de profits socio-économiques .

Le chien n’avait pas eu besoin de lire L’idiot de la famille pour comprendre Flaubert, et particulièrement ces passages de Madame Bovary où il est question d’un cheval glissant sur de l’herbe mouillée, de vent sur la grande route, de gelée sur les choux, de prairie à demi noyée dans le brouillard, de corbeaux qui s’envolent sur les champs retournés, de rivière froide à l’œil, toutes choses que Sartre n’avait pas du tout envisagées, et l’odeur de la pluie, des engrais, du bois mort et des feuilles, ces odeurs qui fabriquent des espaces de saison en saison, d’heure en heure, car ce qui intéressait le chien, c’était la question des espaces et de leurs délimitations. 

La critique de l’art pour l’art, comme celle du réalisme, n’occupait aucune place dans la pensée du chien, et s’il avait lu la correspondance de Flaubert, il aurait annoncé avec lui À bas les écoles quelles qu’elles soient ! À bas les mots vides de sens ! À bas les Académies, les Poétiques, les Principes ! Il n’avait jamais, concernant la littérature, de leçon à donner ou à recevoir, pas de manifeste à rédiger ni à respecter, le chien s’en foutait pas mal de tout ça, lui, ce qu’il comprenait, c’était que la liberté, la sienne, oui, et celle des chiens de tous les pays, ne pouvait pas dépendre du bon vouloir de quelque puissant et misérable créancier, mais s’affirmerait d’abord par l’abolition du cadastre.

Voilà pourquoi le chien passait son temps, au lieu de se coucher aux pieds des maîtres de maisons, à traverser les haies, à courser le bétail, à soulever les grillages, à plumer les poulets, à chier dans les jardins, à vider les poubelles, à parcourir les rues et à se lier d’amitié avec les apatrides qui, comme lui, ne possédaient rien et n’avaient rien à perdre. Il mangeait et buvait avec eux, pauvre et libre jusqu’aux étoiles, celles que les drapeaux d’Europe et d’Amérique ne fixeront jamais.

Ainsi vécut le chien marxiste 1, jusqu’à ce qu’il soit abattu, à Mantes-la-Jolie, par le SP101 à canon court en .38 Special d’un policier de la Surveillance générale de la SNCF, alors qu’il tentait de s’introduire clandestinement dans un train express régional à l’arrêt sur la voie de service.

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