Russie : les secrets de la résilience économique

Contrairement au cliché d’une économie pétrolière aux mains de quelques oligarques, la Russie a construit depuis vingt ans un modèle de développement en rupture avec le néolibéralisme occidental. C’est cette voie originale qui lui permet aujourd’hui non seulement de tenir tête aux sanctions, mais aussi de devancer l’Europe de l’Ouest en termes de croissance économique. Un véritable coup de massue dans le musée des illusions néolibérales…

Economie

Les chiffres de la résilience

Bruno Le Maire, alors ministre de l’Économie, annonçait en mars 2022 que la France et l’Union européenne comptaient mener une « guerre économique et financière totale contre la Russie ».  Il espérait ainsi provoquer « l’effondrement de son économie ». Trois ans plus tard, il semble que cet objectif soit loin d’être atteint : la croissance française dépasse à peine les 1%, l’Allemagne enregistre une deuxième année consécutive de récession, tandis que la Russie, loin de s’effondrer, affiche au contraire une croissance de 3,6 % en 2023, 4,1 % en 2024.  Paradoxe troublant : alors que le pays s’est imposé comme une « menace existentielle » pour l’Union européenne, selon les termes récents d’Emmanuel Macron, son expérience économique ne semble pas intéresser les milieux académiques[1].

La sortie de la Russie du « piège des revenus intermédiaires » en 2023 fut par exemple très peu commentée par les économistes occidentaux. Pourtant, cette performance n’a rien de négligeable. Le concept de « piège des revenus intermédiaires », popularisé en 2007 par des économistes de la Banque mondiale[2], soulignait les difficultés structurelles rencontrées par les pays dont le revenu national brut (RNB) par habitant se situe entre 1136 et 13845 dollars, leur quasi-incapacité à accéder à la catégorie des revenus élevés. Ces économies peinent généralement à maintenir leur croissance en raison de défis comme la perte de compétitivité, des marchés intérieurs limités ou une productivité stagnante. Or, désormais, avec un revenu national par habitant atteignant 14250 dollars en 2023, la Russie apparaît bien comme le premier pays du groupe des BRICS à échapper à ce piège, devançant même la Chine (13390 dollars). Une évolution d’autant plus notable qu’elle survient malgré les sanctions et dans un climat géopolitique tendu.

Cette réalité devrait inciter à un examen rigoureux : s’agit-il d’une résilience économique spécifique, liée aux hydrocarbures et à l’économie de guerre, ou d’une dynamique plus durable? Décryptons ici les mécanismes concrets qui ont permis à la Russie, durant la crise géopolitique majeure qu’elle a traversée, de préserver ses fondamentaux économiques.

Les mesures prises par cette « économie rentière » contre les sanctions

Jusqu’à présent, le rôle de mauvais élève au sein du groupe des BRICS était d’autant plus communément admis que la Russie était soupçonnée de vivre de ses ressources naturelles, notamment des revenus tirés du pétrole et du gaz. Cette critique, qui assimile l’économie russe à une « économie de rente », insistant sur le fait que ces deux hydrocarbures sont à l’origine de près de 15% du PIB russe et du tiers des recettes publiques, doit cependant être nuancée. 

Le concept de rente appliqué au cas de la Russie néglige en effet les efforts de diversification entrepris par le pays depuis vingt ans. « Économie rentière », la Russie aurait dû connaître un effondrement économique, avec une économie dangereusement affaiblie par plus de 20 000 sanctions imposées depuis 2014, accrues après 2022. Ces sanctions ont, il est vrai, contribué à une diminution de 24 % des revenus pétroliers et gaziers russes en 2023, suivie d’une nouvelle baisse de 10 % en 2024. Cette chute s’explique principalement par deux facteurs : le plafonnement du prix du pétrole russe à 60 dollars le baril et l’embargo européen sur les importations d’hydrocarbures. Pour contourner ces restrictions, la Russie a aussi dû recourir à une flotte pétrolière parallèle, engendrant des coûts logistiques élevés afin d’acheminer ses exportations vers ses principaux clients, la Chine et l’Inde.

Mais au final, plutôt que d’impacter la croissance économique russe, la quasi-rupture des liens commerciaux avec l’Union européenne et les Etats-Unis a surtout permis d’accélérer une réorientation du commerce russe vers l’Asie, renforçant la position de la Chine comme premier partenaire du pays. De même, l’exclusion partielle de SWIFT (le réseau de messagerie sécurisé utilisé par les banques pour effectuer des transactions financières internationales), une sanction censée paralyser le fonctionnement des banques russes, a rapidement été contournée grâce à la mise en place anticipée de solutions alternatives comme le système SPFS, l’équivalent russe de SWIFT développé depuis 2014, et l’utilisation croissante des monnaies régionales.

Ces mesures de circonstance, souvent commentées, ne suffisent cependant pas à expliquer la résistance de l’économie russe. Plutôt que de s’attarder sur des phénomènes secondaires et conjoncturels, il nous faut revenir sur la stratégie économique déployée depuis le début de la décennie 2000. Le processus de diversification entamé dès cette époque explique en effet le maintien d’une croissance relativement élevée, y compris dans la période récente de baisse des cours du pétrole. Et cela dans un pays que l’effondrement du système soviétique semblait pourtant avoir condamné à la stagnation.

Un retour de l’État après l’effondrement des années 1990

Les années 1990 restent en effet pour la Russie le théâtre d’un désastre économique sans précédent en temps de paix : la thérapie de choc néolibérale, avec son cortège de privatisations (70% du parc public cédé à une poignée d’oligarques et de firmes étrangères), a entraîné une chute de 42% du PIB entre 1991 et 1998. Les salaires réels ont été divisés par deux, tandis que la pauvreté explosait. Les ravages de la libéralisation financière ont culminé avec la crise de 1998 : fuite massive des capitaux, effondrement du rouble et inflation galopante privant les Russes de l’accès aux biens essentiels. C’est sur ces ruines que Vladimir Poutine, nommé président du gouvernement en 1999 puis élu président de la Fédération de Russie en 2000, engage une refonte complète du modèle économique.

Que ce soit pour soulager au moins temporairement une population traumatisée par une décennie de libéralisme brutal, ou par scepticisme enraciné vis-à-vis des capacités autorégulatrices du marché, Poutine opère depuis 2000 un retour en force de l’État dans les rouages économiques. Ce retournement historique est vécu comme un camouflet par les thuriféraires du néolibéralisme occidental : eux qui n’hésitent pas à justifier le renflouement des banques et marchés financiers lors de chaque crise, s’obstinent paradoxalement à démanteler pierre après pierre les fondations de l’État-providence aussi bien que celles d’un État stratège sur le plan économique. Dès son arrivée au pouvoir, le président russe met au contraire en pratique les théories économiques qu’il avait développées dans sa thèse de doctorat, défendue en 1997 à l’Institut des Mines de St-Pétersbourg. Ses travaux académiques, consacrés à la gestion stratégique des ressources naturelles, révélaient déjà une méfiance caractéristique envers les acteurs privés, jugés incapables de garantir la stabilité nationale en temps de crise[3]. Plus significatif encore, ses publications ultérieures dressaient une liste explicite de secteurs jugés « vitaux », dont les matières premières énergétiques, devant selon lui impérativement revenir sous contrôle étatique[4].

Cette doctrine trouve sa concrétisation à partir de 2003. Le coup d’éclat lié à l’arrestation pour fraude de l’oligarque Mikhail Khodorkovski, suivie de la nationalisation de sa compagnie pétrolière Youkos, marque un tournant décisif. Rosneft, le fleuron pétrolier d’État, acquéreur de cette entreprise, devient instantanément le symbole de cette reconquête économique. Le mouvement s’accélère en 2005 avec le rachat de Sibneft, autre grande entreprise pétrolière, par Gazprom (entreprise leader dans le gaz naturel, à 50,2% étatique), achevant de replacer les ressources stratégiques dans le giron étatique. Cette reprise en main méthodique met alors fin à une décennie d’anarchie post-soviétique où les intérêts privés avaient dépecé le patrimoine industriel russe.

Un vaste programme de nationalisations lancé depuis vingt ans

Un décret d’août 2004 établissait ainsi une liste d’entreprises publiques non privatisables dans des secteurs stratégiques déclarés inaliénables : les infrastructures logistiques vitales (ports, aéroports), les fleurons de l’industrie agro-alimentaire, jusqu’aux équipements culturels symboliques. L’État reprend de cette façon le contrôle des hauts lieux du capitalisme russe (énergie, aviation, finance, électricité). Les chiffres parlent d’eux-mêmes : en l’espace d’une décennie, sa part dans l’économie russe effectue un spectaculaire retournement, passant de 10% du PIB en 1999 à plus de 50% aujourd’hui, dépassant largement la moyenne mondiale de 30%.

Contrairement à la France qui depuis les années 1980 a progressivement démantelé son secteur public tout en préservant les intérêts de ses « oligarques »[5], la Russie opère un mouvement inverse surprenant. Loin de se limiter à de simples nationalisations, cette politique consiste en une restructuration complète de l’appareil productif autour de conglomérats étatiques. Outre les rachats effectués par Rosneft et Gazprom dans l’énergie évoqués précédemment, Rosoboronexport (créé en 2001 pour bénéficier du monopole des exportations d’armement) se voit même confier en 2005 les rênes d’AvtoVAZ, le constructeur des automobiles Lada (avant une ouverture partielle à Renault en 2008). Cette logique de consolidation sectorielle atteint son apogée entre 2006 et 2007 avec la création des « corporations d’État » : OAK pour l’aéronautique (civil et militaire), OSK pour le naval, Rosatom pour le nucléaire, ou encore Rostechnologies et Rusnano pour les nouvelles technologies. Un modèle original où l’État joue moins le rôle de gestionnaire que de stratège industriel.

Le processus de nationalisations s’accélère aussi après 2022, dans un contexte de sanctions économiques, notamment avec la prise de contrôle des actifs stratégiques d’entreprises ayant quitté la Russie. Des sociétés comme Danone ou Renault sont par exemple concernées, de même que les actifs d’ExxonMobil et de Shell dans les projets Sakhaline 1 et 2 liés à l’exploration et à la production d’hydrocarbures. Il convient de noter que Shell était déjà devenue partenaire minoritaire en 2006 après avoir été contrainte de céder plus de 50% de ses parts dans Sakhaline 2 à Gazprom, et cela à la suite d’accusations plus ou moins fondées de violations environnementales…

Une volonté de réindustrialisation pour réduire la dépendance aux hydrocarbures

Au-delà de la reprise en main par l’État de secteurs clés de l’économie nationale, une autre leçon essentielle ressort de la politique économique menée par la Russie. Loin de se contenter d’exploiter passivement la rente pétrolière et gazière, le pays cherche activement à se réindustrialiser en mettant à profit ses ressources. Aucune modernisation économique durable n’est effectivement possible sans un développement solide du tissu industriel ; le ralentissement accompagnant la désindustrialisation observée dans les pays occidentaux au cours des cinquante dernières années en est une preuve éclatante. Comme l’énonçait la loi économique Kaldor-Verdoorn, seule l’industrie est effectivement à même de stimuler la productivité et de parvenir à une croissance supérieure du PIB sur le moyen/long terme.

Pour cette raison, une importance accrue est accordée à la réindustrialisation après le déclin brutal de la part de l’industrie dans la valeur ajoutée nationale durant la décennie 1990. Cette chute s’expliquait notamment par la volonté de diversifier l’économie en réduisant la dépendance à l’industrie lourde et aux secteurs extractifs, héritages d’une ère soviétique qui avait délaissé l’agriculture et l’industrie des biens de consommation. Pourtant, ces derniers n’échappèrent pas au mouvement de désindustrialisation de ces années. Entre 1990 et 1998, la production industrielle russe s’effondra de 56 %, avec des baisses particulièrement marquées dans les biens d’équipement (-64 %) et l’industrie légère (-89 %).

Sans recourir nécessairement au protectionnisme virulent de Donald Trump dans les premiers mois de son second mandat, la Russie a progressivement œuvré à la reconstruction de son appareil productif national. Dès 2005, des mesures incitatives sont introduites pour relancer l’industrie automobile, notamment des baisses de droits de douane sur les composants importés, des avantages fiscaux et l’obligation pour les constructeurs étrangers de s’associer à des entreprises locales pour l’assemblage et la fourniture de pièces détachées[6]. Et bien qu’un décret de 2011 ait déjà interdit l’importation de machines-outils dont l’équivalent était produit localement, l’industrialisation par substitution des importations (ISI) est officiellement lancée en avril 2014, avec un programme ciblant en priorité les biens d’équipement, soit près du tiers des importations russes, puis avec la création en août 2014 de la Commission gouvernementale pour la substitution des importations.

Profitant de la dépréciation importante du rouble depuis 2014, qui a perdu plus de la moitié de sa valeur face au dollar, la Russie met en place une série de mesures pour soutenir les secteurs les plus affectés par les sanctions occidentales décidées après l’annexion de la Crimée en mars 2014, notamment dans l’énergie et l’industrie militaire. Mais des secteurs comme la pharmaceutique et l’informatique en profitent également. Pour soutenir ces branches stratégiques, la VEB, la Vnesheconombank, chargée autrefois des transactions financières internationales de la Russie soviétique et transformée en 2007 en banque de développement, ainsi que le Fonds de développement industriel, créé en août 2014, proposent aux entreprises concernées des prêts à taux réduits. Parallèlement, le gouvernement impose des règles strictes : pour les commandes publiques, les produits étrangers doivent être au minimum 15% moins chers que leurs équivalents locaux pour être retenus, et les entreprises étrangères sont obligées de collaborer avec des sociétés russes pour bénéficier de certaines exonérations fiscales.

Le financement judicieux de cette réindustrialisation

Toutes ces mesures prises en faveur de la réindustrialisation sont évidemment coûteuses, raison pour laquelle la Russie mobilise à la fois son fonds souverain, recyclant une partie des revenus pétroliers, et une taxation particulièrement judicieuse des exportations de matières premières.

Créé en 2004, le Fonds de stabilisation russe captait alors 15 % des revenus pétroliers et gaziers. Scindé en 2008 entre un Fonds de richesse national (dédié aux retraites et projets intérieurs) et un Fonds de réserve (pour les investissements réalisés à l’étranger), il est progressivement réorganisé : le Fonds de réserve est dissous en 2018, ne laissant subsister que le Fonds de richesse nationale dont les ressources atteignent 130 milliards de dollars fin 2024 (soit 6 % du PIB), dont un tiers d’actifs liquides rapidement mobilisables. Ce fonds, 11e mondial, joue un rôle stabilisateur clé en 2022 en amortissant le choc boursier post-invasion de l’Ukraine, et finance aujourd’hui des infrastructures, l’agriculture et la substitution aux importations, comme le projet de construction de 600 avions commerciaux lancé fin 2023[7].

Par ailleurs, dès les années 2000, des matières premières comme le tournesol ou les céréales, de même que le pétrole et le gaz, sont dans cette même logique de diversification taxées dès que leur cours dépasse un certain niveau : ce sont ces ressources qui, conjuguées à celles du fonds souverain, permettent de subventionner l’industrie nationale, et cela tout en dissuadant les exportations de produits non transformés. En 2020 et 2021, les exportations issues de la métallurgie connaissent le même sort. En octobre 2023, c’est au tour des engrais et de l’ensemble des matières premières autres que le bois, le pétrole, le gaz et les céréales (déjà concernés par de telles taxes[8]).

Ces mesures aident à limiter le déficit public, atteignant 1,7% du PIB en 2024 (contre 5,8% en France) malgré la guerre et la poursuite de l’ISI. Représentant 17% du PIB en 2024 (contre 114% en France), la dette publique russe reste donc contenue pour toutes ces raisons et demeure la plus faible du groupe des BRICS. La Russie démontre ainsi la viabilité financière de son modèle protectionniste, y compris dans un contexte de conflit.

Une réindustrialisation allant au-delà d’une simple stimulation de l’industrie militaire

Bien que vivement critiquées par les économistes néolibéraux de l’Institut Gaïdar de Moscou, héritiers de la « thérapie de choc » des années 1990, qui leur attribuent inflation, baisse de qualité et pénuries[9], les politiques industrielles russes ont démontré leur efficacité. Selon les données de la Banque mondiale et de l’ONUDI, l’Organisation des Nations unies pour le développement industriel, la valeur ajoutée du secteur manufacturier russe a plus que doublé depuis 2009, attestant d’un véritable processus de réindustrialisation. Cette progression, vérifiable auprès de ces deux sources internationales, invalide tant les prévisions catastrophistes que les soupçons de manipulation statistique.

Souvent perçu comme le symptôme d’une « économie Kalachnikov[10], c’est-à-dire une économie centrée sur la production militaire au détriment de toute efficacité globale, le renouveau de l’industrie manufacturière ne se limite pourtant pas au seul secteur de la défense. On ne peut nier que le « keynésianisme militaire » ait contribué à la croissance des trois dernières années : les dépenses militaires représentent 30% des dépenses fédérales, 7% du PIB en 2024, après avoir presque doublé depuis 2022. Déjà en 1940, John Maynard Keynes constatait qu’« il semble politiquement impossible pour une démocratie capitaliste d’organiser des dépenses à l’échelle nécessaire pour réaliser les grandes expériences qui prouveraient ma thèse, sauf en temps de guerre »[11]. Cette idée n’était pas nouvelle : un siècle plus tôt, l’économiste allemand Friedrich List notait que l’Angleterre avait connu un développement industriel spectaculaire pendant le blocus napoléonien[12]. Toutefois, il serait réducteur de faire de l’industrie militaire l’unique moteur de la réussite russe actuelle, tant les transformations économiques amorcées au cours des vingt dernières années ont été profondes.

Dans le cadre de sa politique d’ISI, la Russie s’est concentrée sur les secteurs les plus dépendants des importations, pharmaceutique, biens d’équipement et de transport, tout en maintenant ses dépenses militaires autour de 4,5% du PIB jusqu’en 2022, avant la hausse liée à l’escalade du conflit ukrainien. Selon les données de l’ONUDI, la valeur ajoutée dans l’industrie pharmaceutique comme dans celle des biens de transport fut multipliée par 2,4 depuis 2015 ; celle dans l’industrie informatique et électronique par 1,9. Surtout, les exportations manufacturières russes, qui ne représentaient que 0,8 % des échanges mondiaux en 2000, ont progressé pour atteindre 1,5 % de ceux-ci en 2023, avec des gains importants dans les engrais, l’agro-alimentaire, mais aussi les machines et équipements industriels, le nucléaire notamment, et les biens de transport (automobiles et camions). Bien que cette part reste modeste, elle reflète une amélioration de la compétitivité industrielle du pays, parallèlement à une baisse de la dépendance aux importations.

Une certaine capacité à résister à la concurrence chinoise

Cette politique de réindustrialisation vise donc dès l’origine à corriger les excès du néolibéralisme post-soviétique tout en revitalisant des secteurs industriels négligés durant la période communiste, et non à reproduire le schéma productiviste militarisé de celle-ci. La tâche est loin d’être aisée, d’autant plus dans un contexte international dominé par la Chine, qui assure à elle seule 30 % de la production manufacturière mondiale.

Alors que le géant asiatique représente désormais 53 % des importations russes, Moscou tente de limiter cette dépendance par une stratégie combinant protectionnisme et relocalisation : hausse des droits de douane (jusqu’à 25 % sur les véhicules chinois depuis 2023, reprenant des mesures similaires adoptées dans l’électronique dès les années 2010) et obligation pour les constructeurs automobiles chinois comme Chery, Haval ou Geely d’implanter des usines locales.

Si le secteur électronique ainsi que l’industrie automobile russes restent partiellement dépendants de l’assemblage de composants chinois, les données de l’ONUDI révèlent une progression significative : la valeur ajoutée issue de ces deux secteurs a triplé depuis 2009, contre un « simple » doublement pour la production manufacturière globale. Malgré l’essor des trois marques chinoises évoquées précédemment, les constructeurs russes comme AvtoVAZ sont par exemple toujours particulièrement actifs, représentant près de 40% des parts de marché dans l’automobile et même plus des trois quarts pour les camions et véhicules utilitaires avec des marques leaders comme KamAZ ou GAZ. Ces observations attestent que la politique industrielle a effectivement dynamisé la base productive nationale, dépassant le simple effet d’affichage ainsi qu’un pur assemblage de composants intermédiaires en provenance de Chine.

Des progrès sociaux indéniables malgré un système social sous contrainte

Contrairement à ce qu’impliquerait une « économie rentière », la productivité du travail s’accroît rapidement en Russie, et cela d’après les données mêmes de la Banque mondiale[13]. Certains pourraient suggérer que cette expansion industrielle et exportatrice se fait au détriment des travailleurs et de la population russe. Pourtant, les données infirment cette hypothèse : en 2023, la consommation des ménages a progressé presque deux fois plus vite que le PIB. Cette dynamique inattendue invalide l’idée d’une dégradation généralisée du niveau de vie et souligne la nécessité d’analyser plus finement les effets concrets de la politique économique russe sur les revenus.

Bien que longtemps maintenue sous le seuil des gains de productivité du travail, afin surtout de préserver la compétitivité et limiter la surchauffe économique, la hausse du salaire réel moyen a atteint 150% depuis 2005, soit une multiplication par 2,5[14]. Cette forte augmentation des salaires s’explique principalement par une contraction sans précédent de la main-d’œuvre russe, avec 4 millions d’actifs en moins entre 2017 et 2023. Ce déclin démographique résulte de trois facteurs clés : un vieillissement accéléré, une émigration massive de travailleurs qualifiés depuis 2022 et une hausse alarmante de la mortalité des actifs en raison de la Covid-19 et de la guerre en Ukraine.

Avec un taux de chômage parmi les plus faibles au monde, à 3 % de la population active en 2024, les travailleurs russes se trouvent donc dans une position favorable qui leur permet d’autant plus aujourd’hui de bénéficier des fruits de la croissance économique. Alors que la Russie figurait parmi les pays les plus inégalitaires à la fin des années 1990, avec un indice de Gini[15] encore à 0,42 en 2007, un niveau comparable à celui des Etats-Unis, elle affiche aujourd’hui un niveau d’inégalités de revenus proche de celui de l’Italie ou du Portugal (0,35 en 2023). Cette amélioration reflète l’impact de la croissance économique et des politiques publiques sur la réduction des inégalités, même si des écarts importants subsistent, notamment entre régions et catégories sociales.

Concrètement, des progrès notables ont ainsi été réalisés dans divers secteurs dévastés par les politiques néolibérales des années 1990. Par exemple, le taux de pauvreté, qui mesure la proportion de la population bénéficiant de moins de 6,85 dollars par jour pour vivre, est passé de 48 % en 1999 à seulement 2 % en 2021. L’espérance de vie a également connu une nette amélioration, passant de 65 à 73 ans, principalement grâce à l’amélioration des services de santé. De même, la mortalité infantile a diminué, de 15,3 pour mille naissances en 2000 à 4,5 en 2022, un taux plus faible que celui des États-Unis (5,6) et proche de celui de la France (4,1).

Les retraites ont aussi été renforcées grâce à des dépenses publiques accrues et une indexation des pensions sur l’inflation. Cependant, des inégalités régionales persistent encore à ce niveau, et de nombreux retraités des régions rurales continuent de vivre avec des pensions inférieures au seuil de pauvreté. Des tensions ont également émergé lors de la réforme des retraites de 2018, qui a retardé l’âge de la retraite à 65 ans pour les hommes et à 60 ans pour les femmes d’ici 2028. Le vieillissement de la population représente en effet un défi majeur pour la Russie, probablement plus important encore que pour l’Europe de l’Ouest. On y anticipe une baisse de la population active de plus de 15 millions de personnes d’ici 2050, tandis que les retraités pourraient représenter 40 % de la population, un phénomène qui exercera une pression supplémentaire sur les finances publiques et le système social du pays.

Les dangers d’une poursuite de la guerre en Ukraine

Malgré les nombreux facteurs ayant contribué à la croissance économique de la Russie, certaines faiblesses persistent. Une inflation élevée, proche de 10% en 2024, demeure notamment une source de préoccupation. La hausse des prix résulte à la fois de la dépréciation du rouble, des coûts de production internes plus élevés liés à la substitution progressive des importations, et de l’augmentation des coûts générée par le contournement des sanctions (via la réimportation de produits interdits par l’intermédiaire de pays tiers[16]). Surtout, la surchauffe de l’économie russe risque d’être exacerbée dans les années à venir par l’augmentation des salaires, une hausse induite par les pénuries de travailleurs évoquées plus haut.

Dans un tel contexte, une inflation de « seulement » 10 % pourrait être perçue comme un moindre mal, voire comme le signe d’un certain contrôle économique, surtout si l’on compare ce chiffre aux 230% d’inflation enregistrés au Venezuela en 2024 ou aux 32% en Iran, deux pays également isolés sur la scène internationale. Cependant, si les stratégies de développement mises en œuvre par Moscou au cours des deux dernières décennies semblent lui avoir conféré une capacité de résilience supérieure, la politique monétaire restrictive, avec un taux d’intérêt maintenu en mars 2025 à 21% pour contrer la surchauffe économique, pourrait rapidement devenir un obstacle à l’investissement. Sans une poursuite des aides accordées par les pouvoirs publics aux entreprises nationales, cette politique monétaire pourrait limiter la croissance de l’économie à moyen terme.

Or, la hausse vertigineuse des dépenses militaires, qui aggrave la surchauffe économique et le déséquilibre budgétaire (certes, encore réduit), augmente la pression subie par un tel système. Et bien que la part des exportations de produits manufacturés ait progressé au sein des exportations totales, près de 55% de ces dernières restent dominées par le pétrole et le gaz, ce qui continue de rendre l’économie russe très vulnérable à l’évolution des prix des matières premières. Il est estimé qu’une chute durable du prix du baril de pétrole sous les 50 dollars, une évolution surtout liée au ralentissement économique mondial actuel, pourrait aggraver considérablement le déficit public et entraîner à terme une récession. Ce déséquilibre croissant pourrait donc menacer la stabilité macroéconomique et réduire la marge de manœuvre des autorités pour soutenir de manière pérenne la croissance.

La poursuite du conflit en Ukraine représenterait donc un risque pour l’économie russe si la baisse des cours pétroliers venait à compromettre le financement des dépenses publiques. Bien que le keynésianisme militaire puisse soutenir la croissance à court terme, son efficacité à long terme est en effet limitée par ses effets inflationnistes et par la distorsion qu’il impose à la structure productive. Une solution négociée au conflit pourrait alors devenir rapidement nécessaire, pour des raisons non seulement morales et géopolitiques, mais également, et de manière de plus en plus vitale, économiques.


[1] Il est aussi très rare de trouver des spécialistes de la Russie contemporaine, à l’image du géographe David Teurtrie, distingué par le prix Thibaudet 2024 pour son ouvrage incontournable Russie : le retour de la puissance (Dunod, 2024), qui préservent une véritable impartialité et le recul indispensable pour analyser ce pays.

[2] GILL Indermit, KHARAS Homi (2007), An East Asian Renaissance, Ideas for Economic Growth, Washington,World Bank Report

[3] DANCHENKO Igor, GADDY Clifford (2006), «The Mystery of Vladimir Putin’s Dissertation», Brookings Institution, Foreign Policy Program Panel, 30 mars.

[4] POUTINE Vladimir (2006), « Mineral Natural Resources in the Strategy for Development of the Russian Economy », Problems of Post-Communism, vol. 53, n°1 (trad. d’un article de 1999, St Petersburg Mining Institute).

[5] Il est pour le moins piquant de constater que le terme « oligarque », si volontiers appliqué aux magnats russes, trouve curieusement peu d’écho lorsqu’il s’agit de décrire les relations incestueuses entre certains capitaines d’industrie français et le pouvoir politique. Nos célèbres milliardaires sont-ils traités avec moins de déférence par le pouvoir que leurs homologues moscovites ? Les distributions à la volée de Légions d’honneur, les dîners à l’Élysée, les appels téléphoniques directement au ministre concerné lorsqu’un dossier les préoccupe… tout cela ne relève-t-il pas d’une forme d’oligarchie à la française, simplement plus policée, plus feutrée, drapée dans le velours des convenances républicaines ?

[6] TRAUB-MERZ Rudolf (2015), « Oil or Cars. The prospects of Russia’s Reindustrialization », Friedrich Ebert Stiftung, Study FES Moscow, avril.

[7] Stolyarov Gleb (2024), « Russia splashes $12 billion to keep aviation sector in the air », Reuters, 21 décembre 2023

[8] ASTROV Vasily, KOCHNEV Artom, STAMER Vincent, TETI Feodora (2024), « The Russian Economy Amidst the War and Sanctions », Russia Monitor, The Vienna Institute for International Economic Studies, janvier

[9] Simola Heli (2024), “Recent trends in Russia’s import substitution of technology products”. BOFIT Policy Brief 5/2024. Helsinki: Bank of Finland Institute for Economies in Transition.

[10] CONNOLLY Richard (2020), The Russian Economy: A Very Short Introduction, Oxford: Oxford University Press. p. 88

[11] Keynes J.M. (1940). « The United States and the Keynes plan ». New Republic, 103(Part 2), p.156

[12] « Les préparatifs militaires, les guerres et les dettes qu’elles entraînent peuvent, dans certains cas, l’exemple de l’Angleterre le prouve, contribuer immensément à l’accroissement des forces productives d’un pays. Les capitaux matériels peuvent être consommés improductivement dans le sens étroit du mot, et cependant ces consommations provoquer dans les manufactures des efforts extraordinaires, des inventions nouvelles, des améliorations, et, en général, déterminer un accroissement de la puissance productive. » (LIST Friedrich (1998) [1841]. Système national d’économie politique, Paris : Gallimard, p. 165).

[13] World Bank, World Development Indicators database

[14] Kapeliushnikov, Rostislav (2023), « The Russian Labor Market: Long Term Trends and Short Term Fluctuations », Russian Journal of Economics 9, p.245-270.

[15] Le coefficient de Gini, compris entre 0 et 1, est un indicateur clé qui permet de mesurer le niveau d’inégalités dans la répartition des revenus ou des richesses au sein d’une population. Plus sa valeur se rapproche de 0, plus la distribution est équitable ; à l’inverse, un chiffre proche de 1 traduit de fortes disparités. Afin de garantir une comparaison internationale cohérente, les données présentées ici sont issues de la Banque mondiale. Cependant, les chiffres publiés par Rosstat, l’agence statistique russe, diffèrent légèrement en raison d’une méthodologie propre. Selon cet institut, l’indice de Gini a atteint 0,408 en 2024, contre 0,405 en 2023, marquant une légère aggravation des inégalités après une tendance à la baisse amorcée en 2007. Cette évolution est confirmée par l’augmentation du ratio entre les revenus des 10 % les plus riches et ceux des 10 % les plus pauvres. Plusieurs facteurs peuvent expliquer cette dynamique, notamment la hausse des salaires dans les secteurs en tension, en particulier ceux liés à l’effort de guerre, qui a davantage bénéficié aux travailleurs qualifiés. Face à cette situation, les autorités russes ont fait de la réduction des inégalités une priorité. Le président russe a ainsi qualifié ces disparités de « fléau de la société moderne» et fixé un objectif ambitieux : ramener le coefficient de Gini à 0,37 d’ici à 2030. Il n’en demeure pas moins que Rosstat observe aussi en 2024, malgré cette légère hausse des inégalités, une augmentation globale des revenus réels (+8,4 %) ayant profité à l’ensemble des déciles, et ce malgré l’inflation.

[16] Emlinger Charlotte, Lefebvre Kevin, « Working Around Sanctions. What Cost to Russia? », Policy Brief, Cepii, n°50, février 2025

Soutenez-nous !

Toutes nos articles sont en accès libre, vous pouvez nous soutenir en faisant un don à partir de 5€.

Une réponse à “Russie : les secrets de la résilience économique”

  1. Rachid Khafague

    Merci pour cet article éclairant! J’aimerais savoir s’il y des sources disponibles pour s’informer sur un point de votre enquête : l’ISI. Cet aspect de la re-industrialisation par substitution des importations est remis en cause par certains observateurs (désolé je n’ai plus les sources en tête au moment où j’écris).
    Ils pointent des arrangements avec la réalité tant au niveau local que fédéral notamment via qlq exemples de gouverneurs relançant des productions locales grassement subventionnées qui ne seraient finalement que des centres d’assemblage maquillés.
    J’ai en memoire le cas d’un tracteur russe AHT 4135 qui ne serait rien d’autre qu’un tracteur tchèque en kit (Zetor Fortera) assemblé en Russie. Ce type de cas faisant l’objet de scandale ne serait selon eux que la pointe de l’iceberg d’une industrie totalement dépendante de l’étranger, des machines outils aux kits clés en main.
    Des sources crédibles sont-elles consultables pour mesurer au plus juste l’ampleur réelle de la re-industrialisation et distinguer production (évidemment jamais totalement autonome) et assemblage maquillé ?

Laisser un commentaire