Des vies inégales
Aux Sources
Didier Fassin
En France, l’espérance de vie d’un ouvrier est de sept années inférieure à celle de son employeur. Aux Etats-Unis, un Noir sur trois passe par la prison au cours de sa vie. L’indemnisation perçue par la famille d’un soldat américain mort en Irak est jusqu’à 200 fois supérieure à la somme versée à la famille d’un civil irakien tué par l’armée américaine. Les familles des victimes des attentats du 11 septembre 2001 reçurent des compensations financières variant de 1 à 10 en fonction des revenus du défunt. Ajoutez-y les discriminations salariales subies par les femmes, les contrôles au faciès, les inégalitaires scolaires, la ségrégation spatiale, les discriminations à l’embauche qui frappent ceux dont le patronyme ne sonne pas comme il faut et vous serez convaincu, si vous ne l’étiez pas déjà, que nos sociétés ne mettent pas les vies humaines sur un pied d’égalité.
Mais, au-delà du constat, ce sont les contradictions de notre époque qui interpellent l'anthropologue Didier Fassin : Comment l’Occident peut-il autant sacraliser la vie tout en laissant périr des milliers de migrants en Méditerranée ? Pourquoi nous est-il devenu si difficile de comprendre qu’un individu se sacrifie pour une cause (grève de la faim des prisonniers irlandais, martyrs palestiniens qui se donnent la mort la répandant autour d’eux) ? Pourquoi décompte-t-on avec une extrême précision, à l’unité près, le nombre d’Américains ou de Français morts au combat tandis qu’on se contente de grossières approximations concernant les Syriens et les Irakiens ? Les vies qu’on ne compte pas seraient des vies qui ne comptent plus ?
Dans son dernier ouvrage, La vie. Mode d’emploi critique (Seuil, 2018), Didier Fassin prend ces questions à bras le corps. Le lecteur voyage sur les scènes de ses enquêtes, des townships de Johannesburg à la « jungle » de Calais, des territoires occupés de Palestine aux quartiers désœuvrés des Etats-Unis, à la rencontre de mères exilées, de descendants d’immigrés, de réfugiés, de déplacés et d’exploités – celles et ceux que Didier Fassin nomme, comme pour souligner la commune condition qui sous-tend ces milliers de singulières destinées, les « nomades forcés ». A travers le sort qui leur est réservé par les pays d’arrivée, ces pays révèlent la pente – sécuritaire, xénophobe, autoritaire – sur laquelle ils dérivent imprudemment.
A l’instar de ses précédentes recherches sur la police des quartiers et les maisons d’arrêt, Didier Fassin mène un travail critique qui ne cède pas à la dénonciation. C’est au ras du sol que se manifestent les vérités les plus profondes, c’est au contact du terrain que les questions les plus fondamentales de notre temps peuvent trouver un début de réponse. C’est pourquoi cet ouvrage invite la philosophie (de Foucault, d’Agamben, de Wittgenstein) à se confronter à l’anthropologie, pour le plus grand bien de chacune.
Ce livre inclassable, aussi audacieux qu’ambitieux, m’avait rendu un peu anxieux au moment de préparer l’entretien. Allions-nous réussir à embrasser tout son contenu ? Je crois que, grâce à l’esprit aiguisé de mon invité, nous y sommes parvenus. Mais mieux vaut laisser nos abonné.e.s en juger.
Bon visionnage !
Manuel Cervera-Marzal