Quand la France inventait la guerre contre le terrorisme
Aux Sources
Jake Raynal et David Servenay
Je connais un peu l’histoire de France. Mais j’ignore tout de son histoire militaire, d’abord parce que je n’ai jamais fait l’effort de m’y intéresser, et aussi parce qu’elle est souvent occultée des manuels scolaires et des récits officiels, surtout lorsque l’armée se livre à des actes de torture, à l’élimination secrète d’opposants politiques, qu’elle forme des dictateurs sud-américains ou qu’elle arme les génocidaires rwandais.
Afin de combler mes lacunes, je me suis lancé dans la lecture de La septième arme. Une autre histoire de la République, paru en juin à la Découverte. Cette bande-dessinée de Jake Raynal et David Servenay est hautement instructive. Elle dresse une généalogie fouillée du mantra de « la guerre contre le terrorisme » qui colle aux lèvres de nos dirigeants politiques et aux plumes de nos éditorialistes. Je croyais que cette rhétorique belliqueuse datait du 11 septembre 2001, et qu’elle avait été importée en France depuis les Etats-Unis de George W. Bush. J’ai découvert que cette doctrine s’inscrivait en réalité dans une tradition bien française, qui remonte aux lendemains de la Seconde Guerre mondiale.
A la Libération, l’état-major de l’armée française considère que Hitler a perdu politiquement mais a gagné tactiquement, que les nazis ont infligé une leçon de stratégie militaire au monde entier, et qu’ils étaient à deux doigts de faire plier les Russes en 1943. Les théoriciens français chargés de repenser la stratégie nationale vont alors s’inspirer des thèses des dirigeants militaires allemands. Ils s’intéressent en particulier à un ouvrage du maréchal Ludendorff, La guerre totale. Dans ce livre publié en 1936, l’ancienne gloire de 14-18 formule la préconisation suivante : pour gagner la guerre contre un ennemi extérieur, il faut préalablement la mener contre l’ennemi intérieur (les socialistes, les communistes, les francs maçons, les Juifs), afin d’éviter le coup de poignard dans le dos. Et, pour vaincre l’ennemi intérieur, c’est-à-dire pour enrôler la population, il faut un subtil alliage de terreur et de propagande. Il faut conquérir « les cœurs et les esprits ».
Cette doctrine – dans le jargon militaire : la « septième arme » – sera enseignée dans toutes les écoles d’officiers de l’Hexagone, elle guidera l’action des ministres, puis elle se diffusera aux quatre coins du globe grâce aux partage du savoir-faire français. Elle servira de socle aux contre-révolutions fomentées par la CIA en Amérique Latine, ainsi qu’aux Belges et aux Anglais afin de ralentir la vague de la décolonisation. On retrouve aussi cette doctrine aussi au cœur du génocide rwandais dans lequel, en dépit de ses dénégations persistantes, l’Etat français porte une responsabilité tragique.
Ce recul historique est salutaire : il permet de comprendre que l’état d’urgence (rendu permanent par Emmanuel Macron en l’intégrant dans le droit commun) ne sort pas de nulle part. Il est la dernière étape d’une longue histoire française, où la sécurité a souvent prévalu sur la liberté, le secret sur la transparence, et la violence sur les principes démocratiques. Prendre connaissance de cette histoire est le meilleur moyen d’éviter qu’elle ne finisse en catastrophe.
Bon visionnage !
Manuel Cervera-Marzal