Paysage esthétique et paysage politique
Aux Sources
Jacques Rancière
Je reçois aujourd’hui Jacques Rancière pour son dernier livre, Le temps du paysage, paru aux éditions de la Fabrique. Mais qu'est-ce que le paysage ? La nature à l'état pur ? L'art d'aménager les parcs, les jardins, et les forêts ? Une expérience qui donne forme et unité à la diversité du sensible ? Kant, Burke et Hegel se posèrent ces questions au tournant des 18e et 19e siècles. Le paysage devint alors un objet de pensée, et cet objet reconfigure le partage communément admis entre l’art et la nature. Alors que la nature était jusqu’alors perçue comme une forme passive que l’art se chargeait d’imiter, elle est désormais envisagée comme une puissance elle-même artiste, créatrice. Rancière prend la peine d’entraîner son lecteur dans ces érudites querelles philosophiques parce que se noue là le cœur de la révolution moderne.
Le temps du paysage coïncide en effet avec la naissance de l’esthétique, entendue non comme discipline particulière mais comme régime de perception et de pensée de l’art. Mais il est aussi contemporain de la Révolution française, entendue non comme succession de bouleversements institutionnels plus ou moins violents mais comme révolution dans l’idée même de ce qui assemble une communauté humaine. L’esthétique et la politique se retrouvent ici dans l’émergence d’un nouveau partage du sensible. De sorte qu’un « paysage est le reflet d’une ordre social et politique » et « un ordre social et politique peut se décrire comme un paysage ».
Les considérations sur la nature nous conduisent ainsi à interroger Jacques Rancière sur la crise écologique et sur la façon dont elle reconfigure notre rapport au temps. Car c’est aussi cette question des temporalités qui anime le philosophe dans ces trois derniers livres (En quel temps vivons-nous ?, Les temps modernes, Le temps du paysage) : le temps est-il le même pour tout le monde ? le présentisme a-t-il triomphé sur la mémoire du passé et les projets d’avenir ? l’émancipation peut-elle durer davantage qu’un instant ? En quoi les mouvements d’occupation (Nuit debout, ZAD, rond-point) expriment une nouvelle façon d’occuper son temps ? Et, puisque c’est d’actualité, en quoi la mobilisation contre la réforme des retraites constitue-t-elle une défense du temps libre contre le temps aliéné ?
Bon visionnage !
Manuel CERVERA-MARZAL