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Le capitalisme à main armée

Aux Sources

Laurent Gayer

Émission conçue et animée par Tarik BOUAFIA

Le 24 avril 2013, dans la banlieue de Dacca, l’effondrement du Rana Plaza, un bâtiment abritant plusieurs ateliers de confection fait 1135 morts. Un an plus tôt, 255 ouvrières et ouvriers d’Ali Entreprises à Karachi meurent dans l’incendie de leur usine. Ces drames viennent jeter une lumière crue sur les dessous de la production industrielle mondiale. Surexploitation des travailleurs, cadences infernales, mise au pas des syndicats, assassinats.... L’enquête exceptionnelle de Laurent Gayer, au croisement de plusieurs disciplines, offre un tableau saisissant d’un capitalisme radicalisé qui ne recule devant rien pour imposer sa loi du profit et faire taire toute contestation.

Ce recours à la coercition n’est pas nouveau. Déjà dans la période de l’entre-deux guerres, des grandes entreprises comme Ford n’ont pas hésité pas à recourir aux voyous et aux polices privées pour assurer l’ordre patronal. Dans un contexte de crises majeures et de mobilisations des masses ouvrières, le contrôle de la main d’œuvre, l’espionnage, les intimidations et les brisements de grèves permettent aux bourgeoisies, effrayées par le spectre de la révolution, d’entamer une forme « d’accumulation par dépossession ». Dans le cas de Ford, lieu paroxystique de la guerre de classes, cette stratégie agressive fait passer le nombre d’employés de 170 502 en 1929 à 46 282 en 1932.

Pour Laurent Gayer, cette configuration du capitalisme vient contredire une hypothèse centrale dans la théorie marxienne du travail : celle d’une diminution progressive de la coercition physique au profit de sanctions bureaucratisées. Si les différentes techniques de management ont effectivement conduit à de nouvelles formes de gouvernementalité, la violence n’en demeure pas moins une source essentielle dans l’organisation du travail.

En cela, le Pakistan représente l’exemple type de ce capitalisme prédateur, forme spécifique d’accumulation « consistant à former l’Etat pour soi-même en s’appropriant ses ressources matérielles et symboliques tout en le paralysant dans l’exercice de ses fonctions régulatrices ». Traumatisées par les conséquences de la Partition avec l’Inde en 1947, effrayées par une possible disparition, les élites pakistanaises décident de tout miser sur l’industrialisation du pays pour assurer leur survie. Sommés de faire preuve d’un patriotisme sans faille, les ouvriers sont sévèrement réprimés dès lors qu’ils contestent le nouvel ordre industriel. Au fil des années, au gré des situations, le système repose sur une myriade d’acteurs, allant du recruteur au paramilitaire en passant par le policier et le chef de gang. Mais plus encore que sa propension à user de violence, c’est la formidable capacité du capitalisme à faire de l’ordre avec du désordre, à tirer profit de situations chaotiques, à prospérer sur le désastre que souligne cet ouvrage.

Pourtant, aussi infaillible qu’il puisse paraitre, cet édifice a ses failles, ses brèches. S’exerce alors une « domination anxieuse » où la quête de protection à tout prix produit des incertitudes, de la fébrilité chez les chefs d’entreprises. Ceci est principalement dû à l’émergence d’un « précariat de la sécurité », autrement dit un nombre croissant d’agents payés une misère pour protéger les usines, véritable chair à patron. Au contact permanent des ouvriers, partageant parfois les mêmes colères et aspirations, ces travailleurs peuvent potentiellement échapper à leurs maitres et retourner l’arme contre leurs exploiteurs. C’est sur cette fraternisation, difficile mais souhaitable, que repose en partie l’espoir de changement.

Tarik BOUAFIA

Aux Sources , émission publiée le 27/05/2023
Durée de l'émission : 69 minutes

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