Football : histoire d'une dépossession
Aux Sources
Jérôme Latta
En 2021, l’annonce par une minorité de riches clubs européens de la création d’une Superligue fait scandale. Symbole du sécessionnisme des puissants, elle vient marquer l’aboutissement de trois décennies de révolution libérale qui ont déferlé sur le football. De la financiarisation à la dérégulation en passant par l’hyper-concentration et la gentrification des stades, « le football européen a constitué pour la doctrine néolibérale un formidable champ d’application et de promotion,» explique Jérôme Latta, auteur de Ce que le football est devenu.
Contrairement à ce qui est souvent décrit comme une dérive ou des abus, le foot-business fonctionne comme une immense fabrique à inégalités permise par un ensemble de mécanismes économiques, juridiques et politiques au service d’une élite. Cette métamorphose économique a transformé le football en industrie du spectacle, matérialisée par l’emprise croissante de la télévision. Dès lors, la multiplication des caméras, les nouvelles technologies, les montages ont profondément modifié notre manière de regarder le football. Fragmenté, focalisé sur les exploits individuels au détriment d’une vue d’ensemble, notre distance critique tend à disparaitre.
Parallèlement, à l’instar des quartiers populaires, les stades sont devenus des laboratoires pour les technologies de surveillance, les privations de liberté et la brutalisation du maintien de l’ordre. L’interdiction administrative de stade (IAS) prononcée contre des supporters au nom de la lutte contre l’insécurité a consacré le primat de l’administratif, et donc de l’arbitraire, sur le juridique. Ces pratiques ont par la suite été généralisées au mouvement social.
Ces politiques répressives ont fait l’objet d’un silence assourdissant. La gauche intellectuelle et politique, à la fois indifférente et méprisante, a progressivement laissé le champ libre à une extrême droite qui n’hésite pas à utiliser le football pour mener ses croisades identitaires, nationalistes et islamophobes.
Sport du peuple pratiqué des bidonvilles de Buenos Aires aux faubourgs du Caire en passant par nos quartiers populaires, le football mérite plus que jamais d’être pris au sérieux, tant les transformations qu’il subit dépassent largement les simples enjeux sportifs et se révèlent éminemment politiques.
Tarik BOUAFIA